Les "affreux" de Kongolo

Insurrection des Baluba
Jean-Pierre SONCK


Insurrection des Baluba

Quelques jours après les festivités de l’indépendance, la Force Publique se mutina et le Congo ex-Belge sombra dans l’anarchie. Au Katanga, le président provincial Moïse TSHOMBE et son ministre de l’Intérieur Godefroid MUNONGO réclamèrent avec insistance l’intervention des troupes belges pour ramener le calme et le 11 juillet 1960, la province du Katanga fit sécession et proclama son indépendance. Le désarmement des garnisons de la Force Publique au Katanga permit la création d’une nouvelle armée, baptisée Gendarmerie Katangaise pour ne pas froisser le gouvernement belge. Elle se composa d’un noyaux de soldats de l’ex-FP restés fidèles et de recrues indigènes et fut instruite et armée par des militaires belges de l'ancienne Force Publique ou de l'armée métropolitaine.

Suite à un manque d’encadrement en sous-officiers, une campagne de recrutement de mercenaires débuta officieusement en Belgique car les troupes de l’ex-FP, devenues Armée Nationale Congolaise, tentaient d’envahir le pays sur ordre de Patrice LUMUMBA. Le premier-ministre congolais disposait d’un autre atout pour contrecarrer l’entreprise de secession menée par Moïse TSHOMBE car ses émissaires prêchaient la révolte parmi les tribus baluba rassemblées autour de leur leader Jason SENDWE. Les premiers mercenaires enrôlés, débarqués à Elisabethville les 21 et 23 septembre 1960, n’étaient pas nombreux, mais certains d’entre eux avaient baroudé en Indochine ou en Corée et ils connaissaient leur métier.

Pendant ce temps, des officiers belges au service de la Gendarmerie Katangaise avaient formé quelques Groupes Mobiles composés de militaires belges et de soldats fidèles de l’ex-FP pour freiner l’action de l’ANC et celle des terroristes baluba. Ces Groupes Mobiles étaient autonomes et comprenaient généralement huit jeeps Minerva ou Willys avec mitrailleuse Browning .30 ou fusil-mitrailleur FN, une jeep-radio et un camion transportant un mortier de 60 ou de 81 mm, les munitions, le carburant et les vivres. L’armée congolaise fut arrêtée aux frontières du nouvel état, mais les milices Balubakat semèrent la terreur dans le nord du Katanga et les Casques Bleus de la Force des Nations Unies, qui avaient remplacé les troupes belges, furent impuissantes à arrêter leurs excès. L’enrôlement de mercenaires permit la formation de nouveaux Groupes Mobiles fin septembre 1960.

Commandés par des officiers réguliers détachés des Forces Métropolitaines, ils étaient composés d’une quinzaine de mercenaires et d’une quinzaine de gendarmes katangais qui avaient été armés de fusils automatiques Fal 7,62 mm ou de mitraillettes Vigneron 9 mm et entraînés au camp Massart à Elisabethville. En cas de besoin, chaque Groupe Mobile était appuyé par un peloton d’intervention composé d’une trentaine gendarmes katangais transporté en camion


Les Affreux du Groupe Mobile « C »

Le 5 octobre, le Groupe Mobile « C » du cpn BALTUS embarqua sur un convoi ferroviaire du BCK pour gagner Kongolo, à l’extrême nord du pays où la situation tournait à l’avantage de la rebellion (voir l'article "La CFL et la révolte des Balubas"). Les régions traversées étaient en effervescence et en cours de route, le Groupe Mobile « C » dut intervenir une première fois à Kabondo-Dianda, pour dégager la garnison encerclée par les Baluba, puis une deuxième fois à Kabalo, pour rechercher l’administrateur du territoire et des policiers katangais disparus près du fleuve Lualaba.

Leurs restes horriblement mutilés furent découverts près de Kabalo. Le cartel Balubakat, sorte de groupement de guerriers levés par les chefs de village, et les « Ba-Jeunesses », constitués de voyous baptisés et fanatisés par les sorciers, promettaient une mort horrible à  Moïse TSHOMBE et à ses valets …Kongolo, grosse bourgade isolée sur la rive gauche du fleuve Lualaba, abritait une population en majorité Bahemba, favorable à la Conakat du président Moïse TSHOMBE. La population européenne avait fui lors de la mutinerie de la garnison FP en juillet 1960, hors mis quelques missionnaires et colons qui avaient résistés à toutes les vicissitudes.

La localité abritait plusieurs écoles catholiques, un port fluvial et une gare de chemin de fer du CFL, un petit aérodrome en terre battue et un camp militaire moderne où étaient formés avant l’indépendance les nouvelles recrues de la FP. Le « Lualaba », seul hôtel du lieu, disposait de quinze chambres et d’eau courante froide. Isolée en pleine région baluba, Kongolo était défendue par une milice supplétive et quelques policiers et l’arrivée du Groupe Mobile « C » fut accueillie dans la joie. Les hommes s’installèrent dans le camp militaire et le capitaine BALTUS occupa l’ancienne habitation du commandant qu'il partagea avec son adjoint le lieutenant CUVELIER et avec les lieutenants BOTTU et CAELEN qui commandaient le peloton d’intervention à tour de rôle. Les mercenaires occupèrent l’ancien foyer social et les gendarmes katangais établirent leurs pénates dans un des baraquement prévu pour la troupe.

Les Belges se retrouvaient au restaurant de l’hôtel « Lualaba », avec pour ordinaire du corned beef et du riz, quelquefois du poisson du fleuve ou de la viande acheminée par la voie aérienne. L’avion restait, avec la radio, le seul lien qui les rattachaient à Elisabethville car les Baluba s’étaient emparés de Kabalo. Ils bloquaient le trafic fluvial et ferroviaire du CFL et dressaient des barrages sur toutes les routes.

Patrouilles de combats

Tous les deux jours, le capitaine BALTUS organisait des patrouilles sur l’un ou l’autre  axe routier pour dégager les barrages érigés par les rebelles. Le 5 novembre, il décida d’emprunter la route d’Ebombo, à l’ouest de la petite localité où les missionnaires lui avaient renseigné une école d’agriculture laissée intacte par les rebelles baluba. Le Groupe Mobile partit à l’aube, alors que la brume couvrait encore les rives du fleuve. Vers neuf heures, la colonne de véhicules atteignit la bifurcation de Buki, à vingt km de Kongolo, lorsque le sergent Pierre PROMIL, ancien légionnaire en Indochine, fit stopper la colonne car il avait remarqué un léger affaissement de la route.

Il se souvenait des pièges du Vietminh et en avait déduit à la présence d’une fosse camouflée avec des branchages et de la terre. Grâce aux madriers et à quelques fûts de 200 litres vides emporté dans un des camions, les hommes du groupe établirent un pont de fortune pour permettre le passage des véhicules. Ils poursuivirent leur route et à Kaseya, ils furent arrêtés par un arbre abattu. Le capitaine BALTUS devint méfiant et il ordonna de poursuivre prudemment l’avance. A peu de distance de l’école d’agriculture, un spectacle inoubliable s’offrit à leurs yeux, des centaines de Baluba étaient occupés à piller les bâtiments, détruisant tout ce qu’ils ne pouvaient emporter.

L’apparition de la colonne provoqua des hurlements de rage des rebelles qui se mirent à danser sur place aux cris de « Mema, Mema ». Soudain, ils brandirent leurs armes et se précipitèrent à l’attaque. Le capitaine BALTUS hésitait à ouvrir le feu sur cette horde, armée en majorité d’arcs et de flèches, de lances et de gourdins, mais quelques Baluba armés de fusil de chasse ou de Pou Pou, arquebuses locales, avaient débordés la colonne en se cachant dans les hautes herbes de la savane et tiraient à bout portant sur ses hommes. Le capitaine donna l’ordre d’ouvrir le feu et fit avancer les jeeps de tête pour permettre aux autres véhicules de le rejoindre. Il était temps, car déjà, les premiers rebelles s’écroulaient à leurs pieds, tandis que d’autres étaient arrêtés par les baïonnettes des Fal.

Les guerriers, baptisés et fanatisés par leurs sorciers qui leur avaient fait fumer le chanvre, étaient persuadés que les balles ennemies se transformaient en eau et se montraient insensibles à la douleur. La colonne était sur le point d’être submergée lorsque le lieutenant CUVELIER sauva la situation avec le mortier de 81 mm, pointé quasiment à la verticale. Ses tirs, conjugués avec ceux des armes automatiques, mirent les rebelles en fuite. Dès que le cpn BALTUS fit cesser les tirs, le peloton d’intervention commandé par le lt CAELEN nettoya les bâtiments scolaires. Le capitaine ordonna d’épargner quelques guerriers ennemis blessés qui n’avaient pu être emporter par les leurs et il les fit soigner.

Les hommes bivouaquèrent sur place, puis ils retournèrent à Kongolo après avoir fouillé l’école. Ils n’avaient pu récupérer grand chose d’utile. Sur le chemin du retour, de nombreux barrages obstruaient la route et le capitaine donna l’ordre de pratiquer la reconnaissance par le feu pour éviter de tomber dans une embuscade. Le camp fut rejoint dans la soirée et les véhicules furent immédiatement préparés en prévision d’une attaque de nuit. Ensuite, l’officier permit à ses hommes de se reposer et il fit envoyer par radio un compte-rendu de l’attaque au QG d’Elisabetville.


Le "général" KABILA

Les Baluba mirent plusieurs jours à digérer leur défaite, puis ils organisèrent une attaque en règle contre Kongolo. La décision fut prise au cours d'une réunion tenue dans la localité de Kabalo le 1er décembre 1960 par le « général » d'Ankoro Laurent-Désiré KABILA. Après s'être concerté avec le président général de la Balubakat Justin MUKILAY, le vice-président des Jeunesses Balubakat MUMBA, le « colonel » KABEMBA, le « commandant » ILUNGA, le « major » Marcel NGOY et le chef de prison Jérôme KANGA, les chefs de village reçurrent l'ordre de rassembler des centaines de guerriers qui reçurent le « Dawa ya mvita » et furent baptisés en vue de l'offensive.

Suite à des informations provenant de la Sûreté Katangaise, le capitaine BALTUS mit son groupe mobile en alerte et le 8 décembre, la progression des Cartels BBK vers Kongolo fut suivie grâce aux fumées qui s’élevaient des villages bahemba incendiés. Après quelques escarmouches, un premier Cartel BBK fut arrêté à la hauteur de l’ancienne usine cotonnière de Lumanisha, mais les Bahemba en fuite racontèrent que d’autres, encore plus nombreux, approchaient de la localité de Kongolo en longeant la rive droite du Lualaba. Le bimoteur De Havilland Dove « KAT-14 » fut envoyé en reconnaissance et signala par radio qu’un deuxième groupe, provenant d’Ankoro, progressait le long de la rive gauche du fleuve.

L’attaque en tenaille se précisait. Le camp militaire fut mis en alerte et des barrages furent érigés autour de la localité. Les femmes et les enfants furent mis à l’abri, tandis que des centaines de guerriers bahemba étaient mobilisés pour défendre Kongolo. Le 10 décembre à l’aube, le Groupe Mobile « C » et le peloton d’intervention commandé par le lt BOTTU partit à la rencontre du Cartel BBK d’Ankoro. Alors que la colonne katangaise traversait une galerie forestière, elle fut arrêtée par un arbre abattu en travers de la route et fut immédiatement attaquée par les guerriers du Cartel. Des franc-tireurs, camouflés aux abords du chemin, harcelèrent les Européens à coups de Pou Pou et il fallut les déloger à la grenade défensive.

Le cpn BALTUS donna l’ordre aux mitrailleurs d’ouvrir le feu pour dégager la colonne pendant que le lt BOTTU mettait son peloton en position le long du talus bordant la route en terre. La mitrailleuse de tête prit la route en enfilade, mais dans la jeep de queue, le sergent PROMIL, ancien de la Légion, s’aperçut que des insurgés tentaient de les déborder par l’arrière et il ouvrit le feu à la mitrailleuse .30. Par chance, le radio put contacter le bimoteur Dove qui lui donna des précisions sur les positions des rebelles.

Un groupe de 150 guerriers, repéré dans la forêt à droite de la route, fut pris à partie par le mortier de 81 mm du lieutenant CUVELIER et les abords du barrage furent nettoyés. Ensuite, le cpn BALTUS ordonna de dégager l’arbre abattu pour sortir de l’embuscade, mais les Baluba concentrèrent leurs tirs sur les officiers européens et la situation empira. BALTUS, CUVELIER et BOTTU furent blesses, ainsi que l’adjudant DEHAENE, qui encaissa un coup de Pou Pou à la tempe. Le Cartel BBK attaqua en masse, insensible aux tirs, en criant « Mema, Mema »mais l’arbre fut finalement enlevé et la colonne de véhicules se dégagea du piège mortel. Soudain,  des centaines de guerriers commandés par le chef d’Ankoro barrèrent le chemin.

Debout sur les jeeps Minerva, les mitrailleurs LAURENT, PROMIL et D’HULSTER conservèrent leur calme et ouvrirent le feu à la .30 et au fusil-mitrailleur. Le chef d’Ankoro fut un des premiers à tomber et sa mort provoqua l’arrêt des combats. Le lt BOTTU, plus valide que les autres officiers, prit la tête du groupe mobile et rendit compte par radio du résultat de l’embuscade, signalant de nombreux rebelles en fuite. Bien qu’il eut reçu l’ordre de les poursuivre, il fit faire demi-tour à la colonne car ils avaient de nombreux blessés et manquaient de munitions. Le combat semblait avoir duré une éternité, mais en réalité, il n’avait duré qu’une heure vingt. Lors du retour, un coup de feu isolé atteignit l’adjudant RANDOUR à la carotide.

Ce fut le seul mort européen de l’attaque. Dès l’arrivée de la colonne à Kongolo, les trois blessés plus gravement atteint furent évacués vers Elisabethville en DC-3. Pendant ce temps, l'équipage du Dove embarquait des grenades bloquées dans des verres de bière « Simba » pour les lancer par la trappe de l'appareil et accélérer la fuite des rebelles. Après avoir déposé les blessés à la Luano, le DC-3 revint avec du ravitaillement et embarqua le corps de l’adjudant RANDOUR.

Le 12 décembre suivant, le ministre de l’Intérieur MUNONGO débarqua à Kongolo où il fut accueilli par la population bahemba en liesse. Il effectua une inspection au camp militaire et il félicita les hommes du groupe mobile. A Kabalo, un député de la Balubakat réclama par télégramme des médicaments et des secours à l’ONUC car une épidémie très spéciale avait touché ses frères baluba.