De Bruxelles à Albertville

Voyage et Premières impressions…
(extraits de la première lettre envoyée d'Albertville
par Jean Schraûwen les 2 et 3 juillet 1949)

Kabalo, ce 2/7/1949

Voici enfin mes premières impressions congolaises. […] Hier soir je n'ai pas su te télégraphier de Stanleyville, car c'était un jour férié (anniversaire de l'indépendance du Congo) et aujourd'hui, samedi, les services postaux de Kabalo font le pont.

[…] Le voyage en avion jusqu'à Athènes a été un vrai charme pour moi. De nombreux passagers ont été malades. En ce qui me concerne, je n'ai quasiment rien ressenti, si ce n'est quelques bourdonnements d'oreilles lors de montées et des descentes et un léger mal de tête qui s'est d'ailleurs dissipé à Athènes et n'est plus revenu depuis. C'est dire que j'ai été un des seuls à faire entièrement honneur au splendide repas qui nous fut servi à bord vers 13 heures (homard, frites, poulet avec champignons, vin blanc et un gâteau moka comme dessert, sans compter une tasse de café, le tout très abondant). Malheureusement, cela ne m'a pas permis de contempler Rome que nous survolions à ce moment, car on vous met en effet tout un plateau sur les genoux, et vous ne parvenez dès lors plus à vos pencher vers le hublot si vous n'êtes pas assis à côté, et ce sous peine de renverser votre sauce. Il m'avait cependant été permis avant cela de jouir d'un spectacle grandiose. Après avoir survolé Dijon, nous avons longé les Alpes un bon bout de temps (quand je dis "longé", il faut entendre que nous en étions toujours distants d'au moins 100 km). Des Alpes elles-mêmes, on n'a rien vu, mais quel spectacle!!! À l'endroit où devaient se trouver les Alpes, un ruban ininterrompu de nuages blancs qui le cache entièrement, à l'exception du prestigieux Mont Blanc qui surplombait le tout de sa splendide cime blanche tout ensoleillée. Il nous est resté visible pendant certainement une demi-heure, tellement l'atmosphère était claire. J'ai regretté alors d'avoir remis mon appareil photographique à l'équipage. Sinon, quelle photo!

Nous avons alors survolé Nice, la Méditerranée, la Corse, les côtes d'Italie, Rome, Tarente, l'Adriatique avec ses nombreuses et jolies îles inaccessibles, Corfou et enfin la Grèce avec le Golfe de Corinthe. Avant d'atterrir, nous avons survolé une région montagneuse infestée de rebelles communistes. À notre hauteur (nous avons toujours volé à 3000 mètres), on n'a pourtant rien pu remarquer. L'atterrissage à Athènes a été parfait. Je ne me suis pas rendu compte que l'avion avait touché terre. Je me suis fait inscrire pour une visite guidée à Athènes. C'était bien un peu cher (2 livres ou 300 francs), mais sinon, il m'aurait été interdit de sortir de l'enceinte de l'aérodrome. J'ai bien fait car c'était précisément un grand jour de fête pour les Grecs (fête patronymique de leur roi Paul et anniversaire de la fameuse épître de St Paul aux Corinthiens). Athènes est une ville sympathique et excessivement lumineuse. Les choses et les panoramas s'y distinguent nettement de très loin. Cependant quelle pauvreté!). À part quelques rares opulentes demeures au centre de la ville, toutes les maisons sont délabrées et sales, mais d'un sale qui me semble uniquement provenir du manque d'entretien (peintures etc.) Nous avons visité l'Acropole où j'ai pris quelques photos. À notre départ de l'Acropole, nous avons été étonnés de voir la foule qui stationnait sur une grande étendue, autour d'une autre montagne de la ville (ils appellent ça ici "colline", mais pour y parvenir il faut gravir des escaliers de pierre). Au sommet, une curieuse cérémonie religieuse se déroulait. Le métropolite d'Athènes a relu le discours de saint Paul in extenso, le tout entrecoupé de bizarres mélopées religieuses entonnées par un ensemble fantastique de prêtres orthodoxes. Tout cela était amplifié par des micros, et tout autour, la multitude écoutait bouche bée. Nombreuses était les femmes agenouillées ou prostrées par terre. Ce qui m'a aussi frappé à Athènes, à part évidemment cette cérémonie et l'Acropole dont il serait trop long de te parler, c'est d'abord le nombre incroyable de précautions prises pour éviter une invasion des guérillas communistes et pour réfréner les désordres éventuels. Tout un cordon de policiers en armes ceinturait la foule, et nombreux sont les édifices gardés par la troupe. À l'égard des étrangers que nous étions, ils étaient cependant de la plus parfaite gentillesse, et aucune difficulté ne nous fut faite. Ensuite, la vie ici est excessivement chère, pour les Grecs évidemment. Dans les vitrines, lorsqu'on affiche les prix, on omet déjà les trois derniers zéros (250 signifie 250 000 drachmes). Lorsqu'ils le peuvent, ils ne dédaignent pas non plus de dépouiller le touriste. Je m'en suis rendu compte à l'aérodrome lorsque je demandai le prix des cartes postales. C'est pourquoi je n'en écrit qu'une seule, et encore je dus faire confiance à un maître d'hôtel pour la timbrer et la poster car il n'y a pas de poste établie à proximité. […] Enfin, ici les gens sont tous fanatiques et ont une très haute conscience de leur valeur. Ils se considèrent eux-mêmes comme le rempart de l'Europe contre les Asiates comme ils disent, et dans chaque phrase il y toujours un rapport à la politique actuelle, au passé glorieux de la Grèce ou une louange au roi. C'est à se demander s'ils ne font pas là preuve d'un sens réaliste très poussé et semblent même craindre qu'on puise mettre en doute leur fidélité au régime actuel.

Nous avons soupé à l'aérodrome avant de partir (repas assez semblable aux nôtres, à par quelques fruits et légumes que je ne connais pas).

Nous nous sommes alors embarqués à destination du Caire où nous sommes arrivés à 1 heure du matin. Autant Athènes m'a plu, autant Le Caire m'a déçu. Dès l'abord déjà, nous avons été en butte à une xénophobie policière comme il n'en existe plus. Sécheresse de la température, odeurs insupportables, douanes, tracasseries administratives, fainéantise… Quelques-uns d'entre nous ont été contraints de rapporter leur appareil photographique à l'avion. Quant à moi, je suis parvenu à le dissimuler innocemment aux yeux des policiers. Des soldats (et quels soldats!), tous en armes, en pleine nuit! À l'hôtel, dès qu'on est entré, on a été assailli par une nuée et porteurs et de serviteurs à l'appât d'un pourboire. Il y avait trop de monde et j'ai été contrait de partager ma chambre (immense avec deux lits et une salle de bain) avec un autre jeune futur colonial namurois. Après la douche nécessaire, on a bien dormi, tellement bien qu'on s'est réveillé trop tard pour le petit-déjeuner et que l'on a dû se contenter d'une tasse de café. L'excursion étant seulement prévue pour l'après-midi (130 francs), nous sommes alors sortis à deux dans la ville. Quelle histoire! À la sortie du palace (car c'est réellement un vrai palace), on s'est fait accoster par un Égyptien qui nous sortit un brassard "POLICE" de sa poche et nous pria de le suivre. Croyant encore à une quelconque formalité, on s'exécuta. Il nous mena ainsi à un petit bazar où l'on parlait français. Heureusement qu'on ne s'est pas laissé faire, sinon on n'aurait plus eu un sou sur nos. Les quelques cartes vues ordinaires que nous y avons achetées nous ont coûté 25 piastres (40 frs environ), et à la sortie le policier nous a encore ostensiblement demandé : "Pourboire?".

Nous nous sommes alors promenés en ville. Quelle saleté! Il y fait chaud et poussiéreux et tous les policiers, les soldats, sont planqués au coin des rues ou se promènent avec un fusil chargé, non pas en bandoulière, mais à la main! Les gens, en haillons, sont couchés à même le sol dans les coins d'ombre. Nous avons même failli trébucher sur une vieille femme squelettique, toute vêtue de noir, qui agonisait là en plein air, sans que personne ne s'en occupe. Et quelles conditions de travail! Quelle promiscuité dans ces "ateliers" en plein air! Que la vie […] est écoeurante! Nous sommes entrés chez un libraire (!?) pour y trouver un plan de la ville. Ouiche, il paraît que c'est interdit. En revanche le marchand nous a déballé tout son bazar et nous avons été contraints de prendre chacun un portefeuille en cuir égyptien grossièrement travaillé (dont coût après marchandages : 26 piastres). Mais alors, quelle histoire pour avoir notre monnaie (je lui avais donné une livre égyptienne valant 100 piastres)! Il a fallu qu'il accoste tous les passants et rende visite à tous les voisins pour pouvoir échanger mon billet. Cela a bien duré 10 minutes!

Nous avons alors dîné à l'hôtel. C'était potable. Puis un sidi à fez rouge nous a emmenés en excursion. J'ai eu le plaisir d'être conduit en taxi. On vista successivement la grande mosquée en albâtre transparent et la citadelle, puis le sphinx et les pyramides, tous quatre merveilleux, chacun dans son genre. À la mosquée, après le chant du muezzin, j'avais déjà eu le temps de prendre subrepticement 4 photos dont 2 vues du Caire, quand le guide s'est aperçu de la présence de mon appareil et me l'a pris hors des mains, me promettant de le rendre aux Pyramides. Heureusement que je l'ai surveillé car sinon je n'aurais jamais pu rentre en possession de mon bien.

Aux pyramides, les mendiants et les vendeurs de bibelots sont une vraie plaie.

Nous sommes alors rentrés à l'hôtel et y avons soupé de mets égyptiens […]. Mais alors, lorsque le soir est tombé, nous étions sur la terrasse. Quelle splendeur! Cette nuit orientale étoilée et découpée par tous les détails de l'architecture arabe!

Le Caire m'est en somme apparu comme une ville de contrastes effroyables : contrastes de climat (jour et soir), contraste de paysages (verts et reposant sur une étroite bande le long du Nil, puis nettement jaune et aride), contraste de richesse (des mendiants en quantité innombrable et des établissements de plaisir d'un luxe inégalé), contraste de propreté (saleté repoussante de la ville et propreté des mosquées où nous avons d'ailleurs dû mettre des babouches).

Vers 22 h 30 nous nous sommes embarqués à nouveau. Il y eut de nouveaux beaucoup de malades parmi les passagers. Quant à moi, je n'ai pas été malade mais je n'ai presque pas pu dormir.

À 7 h, escale à Juba où il fait déjà chaud malgré l'heure matinale. Les officiers anglais et noirs nous ont acheminés vers le seul bâtiment de l'endroit : une salle d'attente en bambous et en chanvre. On nous y servit un thé au lait bouillant, puis en route vers Stan.

Déjeuner en avion, puis, un peu avant Stan, nous avons pénétré dans une couche de nuages opaques. Il paraît que c'est l'équateur thermique. Nous avions déjà eu quelques trous d'air mais alors, là, qu'est-ce qu'on a été secoués! Eh bien, c'est curieux, malgré la sale sensation que ça crée (on irait que tous les organes vous remontent), je n'ai pas été malade.

Arrivée à Stan; nouvelles et longues formalités, d'abord les services d'immigration tout marcha sur des roulettes, puis douanes où cela n'a pas été de même. D'abord on m'apprit que mon revolver, malgré tous mes papiers, devrait encore être couvert par une licence d'importation délivrée par l'Administration Territoriale de ma résidence au Congo. Après de nombreuses discussions, je parvins à obtenir qu'on consigne le revolver jusqu'au moment à j'enverrai la licence d'Albertville, et qu'on me l'envoie par avion après.

Alors, ce n'est pas tout; on me demande ce que j'ai encore à déclarer. Je réponds de bonne foi "non". On fouille mes valises, on tombe sur les deux paquets du CFL. "Kekseksa?" Je fournis tous les détails possible. On me fait ouvrir: lingerie fine de dame. J'avais l'air fin. L'officier de douane me demande la valeur des articles. Comme j'étais plutôt embarrassé de lui répondre et certain de devoir lu payer des droits, j'ai consigné les 2 paquets à la douane et j'ai téléphoné immédiatement au chef de circonscription CFL à Stan. Peine perdue, puisqu'on était un jour férié. Enfin, je parviens à toucher un adjoint. Je lui explique le cas et lui signale que les objets sont à sa disposition aux douanes moyennant des droits d'entrée. Pour plus de certitude, j'ai aussitôt confirmé cet entretien par écrit.

Mais alors, lorsque tout cela fut fini, il était bien 13 heures. J'ai été dîner mais j'étais incapable de manger autre chose que quelques bouchées, tant il faisait lourd et humide et tant j'avais dû me démener.

L'après-midi a été plus supportable, et il a même fait froid, puis nous avons eu un beau petit orage. Vu de la terrasse de l'hôtel de la Sabena, c'était splendide et combien reposant.

J'ai obtenu une chambre avec douche, mais de concert avec un colonial qui reste là à demeure et, quoique très gentil, a l'air un tantinet curieux.

Le soir, j'étais déjà complètement mordu par les moustiques, mais j'ai cependant bien dormi.

À 6 ½ h, réveil, déjeuner, et départ en DC 3 plus petit que le précédent. Une fameuse secousse nous a solidement inquiétés un peu après Kindu. On est certainement descendu brusquement et successivement de plusieurs dizaines de mètres. Quelqu'un nous a cependant rassurés. Cela provenait d'un immense feu de brousse que nous survolions et dont la fumée créait de violents trous d'air. J'ai demandé une tasse de café au boy de l'avion et me voilà débarqué à Kabalo, où j'ai vu pour la première fois le soleil du Congo. L'auto de la Sabena-Poste me conduisit au seul petit hôtel de l'endroit (il y a 26 blancs à Kabalo), puis de là […] je me suis rendu à la gare pour y voir le chef de gare ainsi que j'en avais reçu instruction à Bruxelles. J'ai eu affaire à un vrai ours qui, de plus, était occupé à dîner avec sa femme et ses gosses. Enfin, je ne me suis pas laissé désarçonner, ai pris une douche et suis allé dîner, puis me reposer […] à l'hôtel. Le climat est supportable, sauf de 12 à 15 h. où il faut absolument être à l'intérieur. […] Il y a du vent malgré la saison sèche.

Enfin, ce soir, je vais vers un climat encore plus doux et j'espère y rester (touchons du bois). […]

 

Albertville, dimanche 3 juillet 1949

[…] Je suis parti de Kabalo à 22 h. hier […]. Malgré l'attitude un peu détachée du chef de garde de Kabalo ([…] un bris de courroie, dans la centrale, venait de provoquer une panne d'électricité dont il a dû dare-dare s'occuper), il m'a octroyé un compartiment entier de 1ère classe avec couchette pour moi tout seul.

[…] J'ai bien pu dormir dans le train. Il y faisait même froid la nuit […] Je suis arrivé à Albertville ce matin, mes espoirs n'ont pas été déçus. Il fait enchanteur, ici, au bord du lac. Je n'ai pas encore eu l'occasion de faire un tour en ville (800 blancs), mais ce que j'ai vu me suffit pour me faire une idée. Le climat est splendide. Je peux bien le dire maintenant, mais arrivé à Stan, j'étais terriblement inquiet le midi, car c'était une véritable étuve et la transition avec l'Europe était trop forte […]. Mais ici, rien de pareil. La nuit, il y fait frais, même froid, le matin jusque vers 11 h. il y fait comme au printemps en Belgique et puis, jusqu'au soir, comme en nos bons jours de juillet. Le soir, il doit certainement faire délicieux. Le temps n'est pas lourd, il n'y a presque pas de moustiques et une agréable brise souffle du lac. Il paraît cependant que c'est la saison sèche (la plus agréable) jusqu'en octobre ou novembre.

À mon arrivée ici, je n'ai vu personne qui m'attendait (nous étions dimanche). J'ai fait porter mes valises à l'hôtel du Lac dont j'avais lu des réclames, puis débarrassé de ce souci, je suis revenu à la gare. J'ai enfin pu dénicher quelqu'un qui a immédiatement téléphoné à un jeune secrétaire chargé de me recevoir. Accueil cordial. Il s'est enquis de ma santé, […] m'a montré mon bureau (au 1er étage de la gare, "Bureau de réservation des places") puis m'a annoncé que je n'aurais que quelques jours à loger à l'hôtel puis qu'on me trouverait une maison. Il m'a ensuite donné rendez-vous pour demain, lundi, 8 heures, pour prendre mes nouvelles fonctions.

Je suis retourné à mon hôtel, y ai réservé une chambre spacieuse, à moi tout seul, avec évier (les salles de bain, au nombre de 3, étant à la disposition de tous les pensionnaires). J'ai pris un excellent bain puis ai dîné (fort chichement car je dois suivre un régime jusqu'au moment où ma diarrhée aura tout à fait disparu). Je me propose tantôt de faire un petit tour en ville.