Un vieux Cahier de Rédactions

C'était le 20 septembre 1961. J'avais presque 15 ans, j'étais en quatrième latine, pensionnaire en Belgique (sinistre souvenir…), aimant déjà écrire. J'ai retrouvé mon vieux "cahier de rédactions", et celle-ci, au titre imposé de "Promenade au bord d'un ruisseau". Devinez de quoi j'y parle? D'Albertville, bien sûr, déjà perdu pour moi…

Certes, le style est un peu redondant et fleuri, et le contenu très "adolescent" : péché de jeunesse. Mais le souvenir de mon paradis perdu y est vivace et si proche, même s'il est – déjà – repeint aux couleurs d'un semblant de style…

Liliane Schraûwen

Promenade au bord d'un ruisseau

C'est un petit ruisseau, très petit et très tranquille. Il vient d'une lointaine montagne, où chantent des oiseaux. Elle est si jolie, cette montagne…

Bleue, noyée de brume le matin, et glacée de rose le soir. Elle n'est pas fort haute. Les hautes montagnes sont trop orgueilleuses, trop imposantes… Elle, n'est qu'un amour de petite montagne verte, pleine de plantes délicieusement entremêlées. D'une mystérieuse fente rocheuse s'échappe une petite source échevelée. Je la vois si bien, en fermant les yeux, cette cascade émerveillée, éblouie de la brusque lumière du soleil. Pressée, elle saute, danse, court, bondit, de roche en roche, de plateau en plateau. Près d'une rose condescendante et belle, elle s'arrête un moment. C'est qu'elle aime bavarder, la petite source qui déjà devient ruisseau! Mais bavarder avec une si orgueilleuse personne n'est certes pas fort agréable.

Mon ami ruisseau préfère être galant avec les libellules, et faire la cour aux dames papillons. Regardez-le s'attarder sous les branches d'une pousse de laurier. Sous la chanson, tantôt douce, tantôt gaie, du ruisseau, l'arbuste rougit de toutes ses fleurs roses.

Mais, arrivant dans la plaine, la Kalemie s'est assagie. Mince ruban argenté et luisant, elle coule lentement entre ses rives ensoleillées.

Tranquille, sage et douce, elle est si jolie, si attirante, que les oiseaux lui chantent leurs plus doux refrains. Les palmiers, charmés par sa grâce, bruissent de toutes leurs feuilles à son approche. Et les grenouilles, brillantes et gaies, s'y délassent à loisir dans une féerie de sauts verts. Dans l'eau peu profonde à cet endroit, un petit garçon, tout nu, tout noir et tout luisant, rit aux éclats en plongeant sa menotte creusée de fossettes dans l'onde claire, où filent des poissons d'argent.

Enfin, la voici sous le grand pont qu'on fait les hommes, dans la petite ville blanche. Coquette, elle ralentit sa course, tourne, vire, revient, repart, glissant sous les roseaux penchés. Enfin, elle joint ses eaux à celles du grand Lac dont les rives s'estompent dans le lointain. Éperdu devant tant de grandeur, devant tant d'eau, mon petit ami liquide, après une dernière cascade, disparaît, happé par l'inconnu.

Petit ruisseau tant aimé… Te souviens-tu des belles parties faites ensemble? Dans les jours de joie, je venais rire avec toi, et unir ma chanson à la tienne. Et lorsque j'avais un chagrin, je venais m'asseoir sur une grosse pierre, à l'ombre d'un lilas tout parfumé. Là, loin des hommes et de leurs mesquineries, je pouvais à loisir pleurer, te raconter mes ennuis.

C'est chez toi que je suis venue, lorsque j'ai appris que je devais te quitter. Te quitter… toi, mon lilas enchanté, et avec vous tout ce que j'aimais : ma famille, mon pays, ma vie.

Puis je suis partie… pour un an. Je suis revenue, et je t'ai retrouvé. Mais mon lilas qui me chantait de si jolis airs dans le vent, en me jetant ses fleurs parfumées, était arraché. Je ne suis plus venue m'asseoir sur la grosse pierre des jours heureux : mon arbre me manquait. Lorsque je venais te confier mes ennuis, c'est du pont que je te parlais, penchée sur tes flots calmes.

La dernière fois que je t'ai vu, tu étais rouge, comme ensanglanté par le soleil couchant. Tu n'avais pas les délicates teintes roses et dorées que j'aimais tant. Non, tu étais simplement rouge, avec des reflets de feu.

Et maintenant? Que deviens-tu? Les hommes se battent sur tes rives faites pour les oiseaux et les lézards. Tu pourras encore chanter longtemps tes chansons… Je ne suis plus là pour t'écouter. Et le petit garçon blond, qui riait aux éclats en regardant les poissons d'argent vivant dans ton onde claire, je ne sais même pas où il est maintenant. Ses grands yeux gris peuvent pleurer, ce n'est pas toi qui recueilleras leurs larmes.

Et moi, si jamais je reviens un jour dans la petite ville blanche, je ne viendrai plus te confier mes secrets. Je ne pourrai plus, vois-tu. Je serai incapable de retrouver cette poésie, cette fraîcheur que tu m'apportais, avant. Avant…? Avant quoi?

Tu ne seras plus pour moi qu'un ruisseau, entre cent ruisseaux.

On n'a qu'une enfance, comprends-tu, et la mienne touche à sa fin.

Dans un an… dans deux ans… Où serais-je?

"Quand je serai grande" me disais-je, remplie d'espoirs fous. Je suis, malheureusement, "grande".

© Liliane Schraûwen

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C'était le 23 novembre 1962. J'avais presque 16 ans, j'étais en troisième latine, toujours pensionnaire dans la même sinistre prison. Une autre rédaction me demandait de décrire "un lieu ayant exercé sur votre caractère une profonde influence". Quelque chose en moi savait déjà que ce lieu, je ne le reverrais jamais…

Il y a, dans mon lointain pays, un endroit que j'aime comme on aime un être humain. C'est, sur une plage de sable fin et blond, un petit coin où poussent des plantes à l'âcre parfum. En tournant le dos au lac, je pouvais voir devant moi les montagnes massives et fortes. À ma gauche et à ma droite s'étendait la plage dorée et lumineuse, pleine de coquillages roses et de plantes étranges. Et puis, surtout, il y avait le lac. Le lac! Calme ou furieux, doux ou sauvage, toujours il m'a inspiré la même admiration et le même amour.

Les jours de grande chaleur, couchée à même le sable brûlant, parmi les plantes sèches, je fermais les yeux pour échapper à l'éclat bleu du ciel. Je sentais sur tout mon corps courir des ondes de chaleur et, les yeux clos, je vivais de la vie même du sable, et de ces plantes qui luttaient pour ne pas mourir. Parfois aussi, malgré le soleil insoutenable, je courais, à en perdre haleine, le long de l'eau, jusqu'à tomber d'épuisement sur le sable d'or.

D'autres fois, les jours de tempête, je m'échappais de la maison pour aller "là-bas". Alors, sous les rafales de pluie et de vent, à genoux sur le sable, agrippée aux plantes qui se tordaient en sifflant, je regardais… Le lac, sauvage et furieux, semblait se soulever tout entier comme une bête monstrueuse, et ses hurlements couvraient tout autre bruit. Le ciel gris semblait essayer d'écraser les vagues écumantes qui se jetaient avec rage sur la plage trempée. Le sable se mêlait à la pluie, et souvent j'ai assisté ainsi à la naissance de gigantesques trombes d'eau qui, parties du lac, dévastaient des territoires entiers. Les yeux pleins de larmes devant ce spectacle unique, je sentais une volonté, un désir, un appel monter en moi. Parfois, fouettée par le vent, la pluie et le sable, je pleurais sans même savoir pourquoi. Je me sentais minuscule et inutile au centre d'un spectacle immense qui me dépassait. J'aurais voulu pouvoir hurler dans la tempête, mais ma voix frêle se perdait dans le vacarme de la nature.

Mais j'aimais surtout me rendre sur la plage à la fin du jour. Le sable était frais et doux, et une brise légère agitait les plantes. Le lac, calme et lisse comme un miroir, murmurait sourdement en s'étirant de ses mille vaguelettes d'argent. Le ciel clair se teintait d'un or qui envahissait tout autour de moi. Les nuages dorés semblaient se perdre dans les flots lisses, et l'eau venait mourir sur une plage de poussière jaune. Puis, insensiblement, l'univers se colorait d'un ocre fantastique, et enfin ciel et eau se teintaient de sang. Puis, sans même que je m'en rende compte, une grande ombre bleue recouvrait tout, et je voyais les étoiles s'allumer une à une, scintillantes, tandis que la grande chanson des flots berçait le retour des pirogues sombres.

C'est là, sur la rive de ce lac sauvage, que j'ai appris ce qu'est la solitude. C'est là que j'ai eu mes premières joies profondes, venues on ne sait d'où. C'est là que, devant la beauté d'un crépuscule scintillant, j'ai eu sans savoir pourquoi les yeux remplis de larmes. C'est dans ce décor magnifique que j'ai, inconsciemment, ouvert mon âme à la beauté.

© Liliane Schraûwen