"Entre coup de poing et caricature"

Jean STENGERS

VOICI REDACTYLOGRAPHIE UN ARTICLE PARU DANS LE JOURNAL ''LE SOIR'' ET QUI SUIT UN ARTICLE DE C. BRAECKMAN.  BIEN QU'ELLE NE SOIT PAS INDIQUEE, LA DATE DOIT SE SITUER UN PEU APRES LA PARUTION DU LIVRE DE HOCHSCHILD. E. Janssens (27.07.05)

Il s'agit de la réaction de Jean Stengers, HISTORIEN, SPECIALISTE DU CONGO, au livre de Adam Hochschild

''ENTRE LE COUP DE POING ET LA CARICATURE''

''Jean Stengers, historien contemporain, est spécialiste du Congo et de la monarchie belge.  ''Le Soir'' lui a demandé de réagir à l'ouvrage de Adam Hochschild.  Voici ses commentaires.  Très critiques''.

''Plutôt que d'épiloguer sur les qualités du livre (car il y en a de réelles), il faut aller d'emblée à ce qui sera certainement au cœur de la discussion : le choc provoqué par le sous-titre de l'ouvrage, ''Un holocauste oublié''.  C'est un coup de poing.  La publicité de l'éditeur précise : De 1880 à 1920, le Congo est le théâtre d'un des plus grands holocaustes de l'histoire : la moitié d'un peuple de vingt millions de personne est exterminée.

Première remarque : le sous-titre en coup de poing est celui de la traduction française, non de l'original anglais, paru aux Etats-Unis : Une histoire de cupidité, d'horreur et d'héroïsme dans l'Afrique coloniale.

Mais le sous-titre français ne trahit pas le contenu du livre : Hochschild insiste effectivement sur le fait qu'il y a eu au Congo, avec des millions de morts, une tragédie comparable à celle de l'holocauste.  ''Un holocauste oublié'' est en tout cas une formule impossible à défendre.  Si holocauste il y avait réellement eu, il aurait fallu dire ''Un holocauste inconnu''.  A l'époque des faits, les critiques les plus virulents du régime de Léopold II au Congo n'ont jamais été jusqu'à évoquer un holocauste, ou son équivalent.

Hochschild le fait, mais sur quelles bases ?  Il part de la première estimation de la population du Congo en 1924 (il ne s'agit encore que d'une estimation, pas du résultat d'un recensement complet) : environ dix millions d'habitants.  Or, dès le lendemain de la Première Guerre, écrit-il, des spécialistes ont considéré que la population du pays, depuis la fondation de l'Etat indépendant du Congo, avait diminué de moitié.  On a donc au début vingt millions d'habitants et on tombe à dix : c'est la disparition d'environ dix millions d'individus.

Ceux qui parlaient, au lendemain de la Première Guerre, de la terrible dépopulation du Congo, l'attribuaient en ordre principal aux épidémies souvent épouvantables, surtout de maladie du sommeil et de variole (…), et à la baisse de la natalité due à des maladies et aussi - ce sont souvent des missionnaires qui parlent - à l'''immoralité''.  Hochschild ne nie pas ces facteurs, mais à ses yeux, maladies et chute de la natalité s'expliquent largement par l'affaiblissement de la population dû aux crimes du régime.  L'essentiel remonte donc à ces crimes.

C'est ici que son analyse se révèle très insuffisante.  La récolte du caoutchouc, réalisée grâce au travail forcé, s'est accompagnée d'abus gravissimes, qui ont pris dans nombre de cas le caractère de véritables crimes.  Les cas concrets cités par Hochschild, et qui sont glaçants, sont incontestables.  Mais l'auteur ne fait aucun effort pour localiser ces abus dans le temps et dans l'espace.  S'agissant de la chronologie, il y a même sous sa plume une erreur manifeste (…).

Il regarde le ''cœur des ténèbres'', le chef-d'œuvre de Joseph Conrad, comme une mise en accusation du régime de Léopold II.  Or, si Conrad décrit les crimes d'un Européen désaxé, il ne peut s'attaquer au régime léopoldien, puisque les faits, dans ''Au cœur des ténèbres'', se situent en 1890.  A cette date, la récolte forcée du caoutchouc, source majeure des abus systématiques, n'avait pas encore débuté.  Ces abus, d'autre part, ne se sont pas étendus à l'ensemble du Congo : des distinctions géographiques, là, sont indispensables.  Localisations dans le temps et localisations dans l'espace font de l'idée d'un ''holocauste'' dû à Léopold II, non pas une absurdité, mais simplement une impossibilité.

Si l'on parle non pas d'holocauste, mais d'abus et de crimes, ceux-ci ont-ils été ''oubliés''?  A l'époque, ils ont été dénoncés, non seulement en Angleterre mais en Belgique même.  On néglige trop facilement le fait que le réquisitoire le plus impitoyable dont le régime léopoldien a été dressé par un Belge qui n'était pas le premier venu : Félicien Cattier, professeur à l'Université de Bruxelles, qui deviendra par la suite président de l'Union minière, et dont le portrait trône dans les salons de la Fondation universitaire, dont il fut également le président. 

''L'Etude sur la situation de l'Etat indépendant du Congo'' de Cattier - que M. Hochschild ne cite pas - date de 1906. Après la parenthèse de l'entre-deux-guerres, toute à la glorification de Léopold II, des historiens, belges et étrangers, ont repris l'étude du sujet, dans un esprit d'indépendance.


(…) S'il y a, aux mains de M. Hochschild, une victime, c'est Léopold II.  Je crois pouvoir dire que M. Hochschild n'a pas compris grand-chose à la personnalité du roi(*), dont le portrait qu'il trace est une caricature''.


(*)  NDLR  :  au vu de ce qui se passe actuellement, on peut penser que, hélas, Hochschild n'est pas le seul à n'avoir rien compris à Léopold II.