Evénements de juillet 1960

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GABRIEL BIRKENWALD

A la mémoire d’Alice…

LA DEBACLE !

En 1959, le gouvernement belge décide d’accorder l’indépendance au Congo. La passation des pouvoirs devait se faire sur une période de quatre ans, ce qui devait permettre à tous de s’ajuster et surtout de mettre en place des fonctionnaires africains affirmés, tout autant que de constituer un groupe de personnes capables de diriger le pays.

Arrive janvier 1960, le gouvernement belge nous annonce brutalement que l’indépendance du Congo se ferait officiellement le 30 juin 1960, sans autres conditions préalables! Le Congo Belge n’existerait plus!

A cette nouvelle, les simples soldats de la Force Publique s’attendaient tous à monter en grade du jour au lendemain. Comme ce ne fut pas le cas, ils commencèrent à s’énerver et le général qui les commandait, irrité par la situation qui se déréglait rapidement à Kinshasa déclara : « Avant l’indépendance du Congo, vous étiez de simples soldats, et maintenant que le Congo est indépendant, vous l’êtes toujours et le serez toujours! ».

Cette répartie n’a évidemment pas été des plus brillantes et n’a certes pas été du goût des « simples soldats » qui se sentirent trahis. Je me souviens avoir été immédiatement convaincu que la situation du pays n’allait pas tarder à empirer. Il ne fallait certes pas être Einstein pour le comprendre!

En attendant, stricte première mesure annoncée, le transfert de fonds du Congo vers l’étranger, Belgique comprise, fut interdit et bloqué! Cet état de fait n’était pas institué pour faciliter la vie des colons, planteurs et commerçants, et nombre d’entre eux se sont trouvés piégés. En ce qui me concerne, quelques mois auparavant, sur les conseils du gérant de la banque que j’ai heureusement écouté et à qui je dois une fière chandelle, j’avais placé des fonds au Canada. Ceux-ci ne devaient pas rapporter grand chose (3%, si je me souviens bien), mais cela ne me préoccupait absolument pas car l’objet du transfert n’était pas le profit, mais la sécurité!

Nous avions créé quelques années auparavant, mon beau-père et moi, une société enregistrée sous le nom de « Frigel ». Et nous avions, au quartier industriel, des installations de chambres froides et d’aires de séchage de poisson que j’avais construit moi même et dont on peut d’ailleurs voir la façade en photo dans la rubrique « Album de famille » de ce site. Nous importions également du bétail du Tankanyika Territory (la Tanzanie, aujourd’hui). Nous possédions une flottille de pêche, comprenant le bateau principal et 6 petites barques porte lampe. A le mentionner, je ne puis m’empêcher de vous expliquer rapidement le principe de la pêche sur le lac, profond de quinze cents mètres. C’était celui utilisé en Méditerranée : les 6 barques, en début de nuit, se plaçaient autour du bateau principal à environ mille mètres de distance et celles-ci, race à leurs lampes allumées, attiraient le poisson.

Les barques se rapprochaient alors lentement du bateau central et au moment propice, accroché et tiré par une des barques, le filet long de 750 mètres et haut de 75 mètres entourait les autres barques et emprisonnait dans un même temps les poissons hypnotisés par les lumières. Vous vous souvenez du « capitaine », cet excellent poisson d’une finesse et d’un goût rares ? Nous faisions souvent des prises de 10 tonnes en une nuit. Après les avoir nettoyés, ils étaient salés et séchés. La Force publique était un de nos principaux clients. En fait, j’ai tenu à préciser ce qui précède pour dire que la possession de notre bateau nous aura été d’une très grande aide quelques semaines plus tard…

En attendant et comme prévu, la situation du pays prenait une tournure désastreuse. Les Noirs n’avaient pas compris ce que le terme « indépendance » signifiait. La majorité d’entre eux étaient convaincus qu’ils pourraient s’approprier tout ce que les Blancs possédaient! On les entendait discuter ouvertement entre-eux du partage qu’ils feraient de nos biens : la plantation, le magasin et les marchandises, le bar, la voiture pour l’un, pour l’autre, le camion, la maison et même les femmes! L’essence serait gratuite, les voyages en train et sur les bateaux traversiers, tout autant, etc. D’où, la déclaration du général en question!

Nous étions dans de beaux draps! Contrariés et déçus, et voyant que rien ne changeait pour eux, les soldats de la Force Publique se révoltèrent. La rumeur se répandit rapidement dans le reste du pays, car aucun corps organisé n’avait été constitué à l’avance par l’administration pour les contrarier. Nous étions littéralement collés au poste de radio pour suivre l’état des choses. De jour en jour et d’heure en heure, les événements se dégradèrent en catastrophe. Nous décidâmes alors de préparer notre bateau en cas d’urgence et, prévoyant le pire, d’y entreposer nos biens les plus précieux, d’autant que comme « privés », nous ne devions rien attendre ni du Territoire, ni du CFL, ni de Filtisaf ou d’autres sociétés.

Le pire vint plus rapidement qu’escompté. A Kongolo, des Pères Blancs furent massacrés. Le non retour s’était établi! Les remous des « révoltés » s’amplifièrent rapidement et, dans notre région, des groupes de sympathisants se formèrent aux environs de l’aéroport. Pour les surveiller, afin de les éprouver, un jeune aviateur, Monsieur Den Doncker, décida de les survoler. Trop bas, malheureusement! Il s’écrasa. Il fut la première victime d’Albertville.

Quelques jours tard, des escarmouches eurent lieu du côté de Makala (d’après ce que je me souviens). Il était environ midi et nous allions manger, mais j’invitai Alice, mon épouse, et mes deux fils, Richard, l’aîné âgé de huit ans et Michel, le cadet âgé de quatre ans, à se préparer à un départ immédiat. M’étant déjà trouvé dans une situation pareille durant la guerre, je réalisais parfaitement combien le danger pouvait surgir à notre porte. Je partais du principe que l’on pourrait toujours acheter ailleurs ce qu’il fallait pour vivre. La nourriture, les vêtements, une voiture, une maison pouvaient s’acquérir, mais jamais une précieuse vie… Nous quittâmes donc notre maison sur le champ, sans avoir touché au repas encore tout chaud et laissé sur la table...

Le père d’Alice, alors âgé de 58 ans et célibataire, se rendant compte qu’il aurait d’énormes difficultés à s’accoutumer ailleurs, décida de rester sur place et de surveiller dans la mesure du possible nos biens et les siens, qu’il ne voulait pas abandonner. Non seulement approuva-t-il sans équivoque notre décision, mais la soutint chaudement, commentant le fait que ses petits fils devaient être mis à l’abri sans plus attendre. Il nous conduisit donc au bateau sur lequel notre capitaine pêcheur, grec d’origine, que nous avions averti, se trouvait déjà avec une demi-douzaine d’hommes d’équipage qui, d’une autre ethnie que celle du Katanga, ne voulurent pas prendre le moindre risque de rester sur place. Sans aucun doute, ces derniers avaient une réelle appréhension, si pas une conviction certaine sur ce qui pourrait advenir. Les au revoirs avec mon beau-père furent évidemment très tristes.

Après avoir réglé en dernières minutes diverses affaires inattendues, l’ancre du bateau fut levée en fin d’après-midi et nous partîmes en direction de Kigoma au Tanganyika Territory. J’étais heureux, je me le rappelle, que le lac fut calme, car la houle avec des ondes rapprochées provoquait immanquablement le mal de mer, souvent plus intense qu’en haute mer et je ne voulais pas que Alice et les enfants aient à en souffrir. J’étais armé, alerte et toujours sur mes gardes, car dans les conditions critiques où nous nous trouvions, je ne pouvais faire totalement confiance à ceux qui nous accompagnaient, ne sachant pas comment ils pourraient réagir à un danger subit. Après tout, vu les conditions précipités de notre départ, ils pouvaient croire que j’avais emporté de l’argent, d’autant plus qu’à ce sujet, quelques minutes avant notre départ, j’ai été approché par un agent du Commissariat de District d’Albertville, qui voulait que j’embarque avec moi plusieurs coffres contenant les fonds du département pour les mettre en lieu sûr à Kigoma.

Comme rien ne m’assurait que ce fût légitime, car je ne comprenais pas, ou trop bien, pourquoi ces coffres n’étaient pas envoyés et gardés sur un des bateaux du CFL qui faisaient régulièrement la traversée vers Kigoma, j’ai refusé platement et sans appel. Je ne veux pas le nommer, mais l’homme que je connaissais bien a été surpris et s’est montré très mécontent! Sans aucun doute, le District devait avoir un plan et me surveillait depuis un certain temps. Arrivés à Kigoma, ce même agent y était arrivé avant nous. Il avait embarqué sur le Baudoinville, qui avait quitté le port presque en même temps que nous mais dont la vitesse était bien plus élevée que celle de notre flottille. J’ignorais s’il avait pris les coffres avec lui, ni ce qu’il en a fait! Par contre, il a voulu se venger et il employa tout son pouvoir pour contraindre le Consul de Belgique, qui était à Kigoma afin d’aider à évacuer femmes et enfants, à me renvoyer avec le bateau à Albertville. « Vous comprenez, il faut que Mr. Birkenwald continue de pêcher afin qu’il procure de la nourriture à la population en ces temps de disette! », trouva-t-il à dire pour influencer le représentant de la Belgique.

Alors que jamais, au grand jamais, le District, très arrogant et condescendant à l’égard des privés, ne s’était intéressé au cours des années précédentes, ni à mon travail, ni à ma personne et ni à ma famille, j’étais devenu tout à coup important et indispensable! Mais le Consul, un très agréable et serviable monsieur, refusa net! « Nous sommes en territoire étranger ici, dit-il, et je ne possède ni le droit, ni les prérogatives de défendre le passage de cette frontière à un ressortissant belge ou autre, et encore moins de l’en chasser! Et, l’aurais-je eu, je ne le ferais absolument pas dans le cas actuel! ». Je l’avais mis au courant, de ce qu’on m’avait demandé, dans le but de prendre les devants et de me protéger. Il était intelligent et j’ai compris à l’expression de son visage qu’il s’était fait une opinion précise de ce qui s’était passé!

En fouillant dans une des boîtes conservées dans ma réserve, j’ai retrouvé un document original, 45 ans plus tard, dont j’avais oublié l’existence. C’était un avis à la population rapidement dactylographié sur un tiers de page (pour épargner du papier, sans doute), sans date ni spécification d’origine et donc, soit émis par le Territoire, soit par le District. Je le transcris ici intégralement et dans sa forme exacte :


AVIS A LA POPULATION

L’évacuation des femmes et des enfants est organisée via KIGOMA et DAR-ES-SALAAM – seule voie autorisée. Un ministre plénipotentiaire belge à Dar-es-Salaam et notre Consul à Kigoma s’occuperont personnellement de toutes les personnes rapatriées. Les personnes (femmes et enfants) qui désirent bénéficier de ce service doivent s’inscrire auprès du Comité d’accueil qui siège en permanence à la gare. Bagages autorisés: quota avion (30 kilos par personne). Priorité est donnée aux réfugiés de l’intérieur.


L’ADMINISTRATION

La situation à Kigoma, important port par où transitait un énorme volume de marchandise, relié à Dar-Es-Salaam par une ligne de chemin de fer et par un embranchement vers le nord, de Tabora à Mwanza sur le lac Victoria, était bouleversée en raison de la cohue de réfugiés. Leur affluence ne pouvait être assimilée par la petite ville même qui, en temps ordinaire, était plutôt endormie. Je connaissais très bien Kigoma car nous y venions souvent, mon beau-père et moi, alors en chemin vers Shinyanka, où un important marché de bestiaux avait lieu chaque mois et où nous nous fournissions. Les services hôteliers et de restauration étaient limités, à part l’établissement très broussard tenu par madame Hélène où, lors de nos passages vers Tabora, nous allions nous alimenter. Je ne me souviens plus vraiment des autres endroits. Par contre, le Consul de Belgique, très dévoué, s’occupait parfaitement bien des réfugiés qu’il conduisait à la gare en leur faisant prendre place sur un train mis à leur disposition pour faire le trajet soit vers Tabora, afin d’y attraper un avion, soit vers Dar-Es-Salaam, pour y embarquer sur un bateau et efectuer le retour en Belgique, dans les meilleures conditions possibles.

Entre-temps, quand à nous, pour ce qui concernait notre logement, nous sommes restés à bord. Le capitaine grec lui, dès notre accostage au quai du port, nous avait définitivement quittés. Quant aux 6 hommes d’équipage, ils avaient trouvé facilement refuge à terre dans un quartier tout proche. Mais le lendemain, comme ils étaient à notre service pour lequel je leur payais normalement un salaire, ils étaient présents à l’heure et prêts à faire ce que je leur demandais. Afin d’attendre la tournure que prendraient les événements, je ne voulais pas rester désoeuvré et je voulais pouvoir pêcher sur la côte est du lac. A cette fin, il me fallait une autorisation de l’administration anglaise, composées de nombreux fonctionnaires Indiens dont surtout des Sikhs au couvre-chef très esthétique, qui se faisaient de plus en plus humbles. Elle était doublée de l’autorité de la chefferie autochtone qui prenait elle de plus en plus avantage de la situation politique du pays et où on m’avait envoyé pour obtenir l’accord de ma demande, laquelle pouvait très bien être refusée, ce qui dégagerait les Anglais du problème. La chefferie se trouvait à Ujiji, village mondialement connu pour la rencontre pratiquement légendaire du Dr. Livingstone et du journaliste Stanley du Herald Tribune.

J’étais convaincu que mon entrevue avec le Chef serait facile car elle se ferait certainement en swahili, alors que mon anglais, à cette époque, était aussi déplorable que lorsque nous prîmes contact pour la première fois avec les Colonies anglaises à Mombasa, 13 ou 14 ans auparavant.

Je ne pouvais pas m’attendre à ce que j’allais découvrir sur place, tout préoccupé que j’étais à obtenir mon permis. Le chef me fit entrer dans son bureau par un de ses adjoints et m’invita à m’asseoir à côté de lui, alors qu’il y avait déjà dans la pièce plusieurs arabisés (Africains convertis à l’Islam) en train de parlementer. J’ai normalement prêté l’oreille sur le sujet de la conversation qui se déroulait puisque je me trouvais parmi eux. J’ai d’abord compris qu’une vente quelconque était en train de se conclure. Mais, à mon grand étonnement, j’ai tout à coup réalisé qu’il s’agissait en fait d’esclaves! Ils parlaient ouvertement de la vente de 250 femmes qui devaient être envoyées en Arabie Saoudite dans les semaines qui devaient suivre. J’étais figé, et je ne pouvais rien faire ni rien dire, car je me sentais réellement en danger. Ce n’est que quelques années plus tard que j’ai appris que l’esclavagisme avait été abrogé officiellement en Arabie Saoudite par une loi précise seulement en 1962! Mon autorisation pour pêcher? Elle fut refusée!

Il m’a donc fallu trouver une autre solution, car il était impossible que je fasse transporter par la route le bateau et les 6 barques jusqu’à l’Océan Indien, ce que j’avais envisagé un moment, mais le coût en aurait été trop élevé. Le seul remède qui me restait fût la Rhodesie du Nord, qui bordait le lac Tanganyika. Après avoir téléphoné à mon beau-père à Albertville, où les événements étaient toujours très confus et incertains, et avoir envisagé avec Alice, qui était toujours d’un très bon conseil, toutes les issues possibles, je n’hésitai pas plus longtemps : c’était au sud du lac qu’il fallait nous déplacer.

Voulant donner un peu plus de confort à Alice, Richard et Michel, pour le trajet, je leur fis prendre, à Kigoma, le vieux et seul bateau de passagers anglais disponible. Celui-ci datait de la première guerre mondiale et était quelque peu délabré, mais encore imposant comme une belle vieille. Il avait vu et connu de très beaux jours et faisait régulièrement la ligne Kigoma – Mpulungu.

Je fis remplir les réservoirs d’essence de mon bateau et, à la station Shell dirigée par un Arabe (il y en avait beaucoup au Tanganyika), quatre grands fûts supplémentaires en métal [des touques], comme il y en avait tant au Congo, que je fis charger, en plus des provisions de nourriture et d’eau pour moi et l’équipage, qui m’accompagna. Nous mîmes le cap vers le sud pour une croisière d’environ 400 kilomètres qui nous prit trois jours en nous arrêtant durant les nuits par pure précaution. Cette croisière ne devait pas me donner le moindre souci car j’avais fait inspecter à Kigoma, où nous étions resté quelques jours, toutes les mécaniques et le système électrique du bord : moteur, hélice, arbre de couche, quille, batteries, filets, réserves diverses, etc. A notre départ, tout était en ordre de marche.

Mais c’était trop beau pour cela dure! Au deuxième jour de notre voyage, nous nous sommes aperçus que sur les quatre fûts, deux contenaient uniquement de l’eau. L’Arabe de la station Shell m’avait dupé! Nous avons eu de la veine toutefois qu’il n’eût pas rempli d’eau les quatre fûts! Heureusement aussi que nous avions suffisamment de réserve pour terminer notre périple jusqu’à Mpulungu. Heureusement encore qu’il y avait une station Shell à Abercorn, centre important, situé sur une hauteur à environ 40 kilomètres du lac, dont le représentant anglais, que je fis appeler, eut la gentillesse de venir immédiatement constater le méfait sur place. Il ne parut pas autrement étonné, car il me remboursa séance tenante la valeur du délit. A la réflexion, cela ne devait pas être la première fois qu’il eût à traiter d’un pareil incident!

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