Retour aux sources Juillet 1990 - Texte sur Albertville - © Guy et Andrée WEYN

 

TRIBULATIONS DE PHOTOGRAPHE À KALEMIE

Après la visite de la Colline C.F.L., réservée aux représentants de la S.N.C.Z., nous partons à la découverte de la Colline État, autrefois lieu de résidence principal des agents de l'État belge. Nous admirons au passage l'église Saint-Albert, devenue cathédrale depuis que l'évêque du diocèse de Kirungu est venu s'installer à Kalemie. Je m'apprête à prendre une photo de l'édifice lorsqu'un militaire m'interpelle en m'affirmant qu'il est interdit de photographier à Kalemie.

Il faut savoir que la ville est aujourd'hui massivement occupée par l'armée. La 13ème brigade opérationnelle y a son siège sous la direction de quatre colonels. On rencontre partout des soldats en armes qui ne demandent pas mieux que de confisquer l'appareil du touriste imprudent. Il ne reste qu'une solution : solliciter la permission de prendre quelques vues touristiques. Je me rends donc chez la personnalité civile la plus importante de la cité : le commissaire de la Sous-Région du Tanganyka siégeant à l'ancien District. En son absence, nous sommes reçus par l'un de ses adjoints qui, après nous avoir écoutés attentivement, nous renvoie à une troisième autorité qui examine à son tour notre requête avec beaucoup de courtoisie. "Kalemie, m'assure-t-il, est une zone hautement stratégique et n'importe qui ne peut photographier n'importe quoi, et surtout pas les édifices officiels".

Trois jours plus tard, nous recevons une réponse positive des autorités civiles. Il ne restait plus qu'à obtenir l'aval de l'armée. Le colonel qui nous reçut nous tint le même discours, proposant finalement un guide qui devant chaque bâtiment serait habilité à me faire connaître si l'endroit était ou non "stratégique" et par conséquent susceptible d'être photographié... Je préférai décliner l'offre, bien décidé à éviter toute prise de vue chaque fois que je verrais se dessiner l'ombre d'un uniforme.

Sur la Colline État qui a conservé son nom originel, nous ne pouvons manquer d'aller voir derrière l'hôpital les gigantesques canons de fabrication allemande pointés vers le lac. Avant la première guerre, les Belges les y avaient installés pour la défense de la ville. Ces énormes masses de métal, trop lourdes et compactes pour être démantelées, montent encore une garde paisible sur la cité.

L'ancien hôpital des Européens est extérieurement pareil qu'a l'époque coloniale. En fait il manque tragiquement de tout. Il y règne, m'apprend-on, une grande peur du sida. Le malade qui s'y fait soigner doit tout apporter de l'extérieur : les seringues, les médicaments achetés au marché noir, les gants pour le médecin ou le chirurgien et évidemment sa nourriture pour la durée du séjour. En face, l'ancienne pharmacie Cophaco, transformée en Conseil de Guerre, est fortement gardée par des militaires soupçonneux. Nous passons devant l'ancien Territoire, appelé aujourd'hui "la Zone". En effet, la Sous-Région du Tanganyka est répartie en quatre zones que les Belges nommaient jadis territoires, celles de Kalemie, de Moba, de Kabalo et de Nyunzu. La majorité des villas de la Colline État servent aujourd'hui de logement à l'armée. Elles sont par conséquent beaucoup plus négligées que les autres. Inutile de dire qu'en ces lieux privilégiés la photographie est impérativement prohibée. Dépassant le bâtiment de la Zone puis celui de la Sous-Région, l'ancien District, nous montons au point culminant où se dresse l'ex-pensionnat Regina Pacis, autrefois dirigé par les Sœurs blanches de Notre-Dame d'Afrique. J'y ai effectué mes études primaires en l'absence de tout autre établissement dans la localité. Le pensionnat d'antan, tenu par des religieuses exclusivement africaines, est devenu un florissant établissement pour jeunes filles nommé Lycée Amani, qui accueille quelque cinq cents élèves. On y dispense un cycle d'orientation scientifique (biochimie), un cycle court pédagogique et un cycle long technique (coupe et couture). Depuis un an, Frère Luc y exerce avec compétence les fonctions de préfet. Je revois avec bonheur des classes aux vieux pupitres en bois où j'ai use mes fonds de culottes, il y a plus de quarante ans. Rien n'a changé. Là, je peux tout à loisir photographier sans restriction. Quel enchantement ! Je revois les préaux, les cours de récréation, la gloriette, qui elle, hélas ! a troqué son champêtre toit de chaume contre un autre de tôle ondulée.

J'admire le panorama magnifique sur le lac. Me voilà revenu des décennies en arrière ; le temps s'est arrêté. Une sœur zaïroise nous propose une balade sur la hauteur derrière le lycée. Nous nous faufilons au hasard d'un étroit sentier parmi les hautes herbes blondes de la savane. Le soleil irradie sa chaleur et sa lumière. Du sommet le regard s'étend sur le lac et les collines à l'infini.

Quittant le lycée, nous découvrons la demeure à présent délabrée de Pol Galand, un vieil ami de mon père, avant de visiter celle de Nika Joukovski, un copain d'enfance, occupée par une assistante sociale européenne et par conséquent magnifiquement entretenue. Enfin, je retrouve les lieux où j'ai vécu mes neuf dernières années d'Afrique. Là aussi joie et déception se mêlent intimement. La villa est habitée en ces jours par trois capitaines de la 13ème brigade et leur famille. Là où nous vivions à trois, logent sans doute une trentaine de personnes. L'un des capitaines et quelques jeunes gens, intrigués par une apparition assez inhabituelle, viennent aux nouvelles. Ils acceptent volontiers de me laisser photographier l'extérieur de leur habitation. Comme la plupart des militaires de Kalemie, ils sont originaires du Kasaï et ignorent le Kiswaheli. La décrépitude se lit sur les murs de la villa jamais repeinte depuis l'indépendance, mais au moins a-t-elle échappé au rituel bariolage en couleurs agressives. Des pelouses et des beaux jardins de naguère, entretenus avec amour, ne subsiste pas le moindre vestige. Je ne vois que terre battue où gambadent des chèvres vagabondes. Les parcs de rosiers et de cannas, les parterres de dahlias, de zinnias ou d'œillets, les bordures de lauriers roses et blancs ou d'hibiscus aux larges corolles éclatantes, tout s'est irrémédiablement évanoui comme la glycine qui ombrageait la terrasse. Je déplore la disparition de la belle pergola verte. Des bougainvillées pourpres et oranges plantées de chaque côté de l'allée s'y déployaient et entremêlaient en cascades leurs tonalités chaleureuses. Sans doute, son bois a-t-il servi à allumer le feu. Je reconnais avec plaisir à l'arrière, rescapé comme par miracle, un unique frangipanier aux fleurs neigeuses et au parfum enivrant. Pendant que je contemple tout cela, un voisin paraissant être une autorité locale vient aimablement s'entretenir avec mon épouse.

"Vous savez, dit-il, nous sommes conscients que nous devons beaucoup aux Belges. Nous leur sommes reconnaissants de ce qu'ils nous ont apporté".

En fait, en dépit des tumultueuses relations belgo-zaïroises, nous avons toujours été accueillis avec la plus grande gentillesse. Certains n'hésitant pas à me dire : "Ah ! tu es né ici? Eh bien alors, tu es des nôtres, tu es un vrai Zaïrois".

Nous longeons la villa de nos vieux amis et voisins, les Van Damme, où subsiste davantage de végétation, et nous poursuivons notre promenade jusqu'au lac quelques centaines de mètres plus bas. Ce qui n'était autrefois que vastes étendues désertes et sablonneuses à perte de vue, s'est transformé depuis trois décennies en un immense village où la paillote voisine avec la tôle ondulée. Le village des pêcheurs de Kamukolobondo qui commençait à quelques kilomètres d'Albertville a désormais envahi et recouvert toutes ses plages jusqu'à la rivière Kalemie aux abords du port.

La population urbaine a probablement décuplé depuis l'indépendance, époque où la ville comptait 1.500 Européens et 25.000 Africains. Il ne nous restait plus qu'à déambuler sur le port pour achever notre visite de Kalemie.

Un jour, Frère Luc accepta de nous y conduire à condition d'abandonner l'appareil photo. Dépassant la gare, nous gagnâmes la jetée longue d'environ 350 mètres, progressivement édifiée par les Belges à l'embouchure de la Kalemie à partir de 1915, afin d'y créer un port artificiel.

Quelques barges étaient amarrées aux quais ainsi qu'un vapeur, le Sendwe, assurant la liaison lacustre Kalemie-Uvira. Je reconnus tout de suite l'ancien Baron Dhanis que j'avais tant de fois emprunté à l'époque de mes humanités à Bukavu. Le Baron Dhanis, incendié vers 1964, avait été restauré et rebaptisé autrement. Un matelot de faction nous permit de parcourir ses ponts et de jeter un coup d'œil par les fenêtres dans la salle de séjour et quelques cabines. Le Sendwe m'apparut bien délabré et meublé de façon rudimentaire. Aujourd'hui, le passager qui souhaite être nourri doit emporter avec lui vivres et boissons, et les cabines ne suffisent plus à accueillir l'excès de voyageurs. Nous quittions le bateau lorsqu'un jeune homme nous pria de nous rendre immédiatement à la Sécurité du port, ce qui fut fait sur-le-champ.

Le responsable nous reprocha aussitôt, toujours avec courtoisie, de nous promener sans autorisation. Il m'assura avoir reçu des rapports précisant que j'avais réalisé en ville, les jours précédents, des prises de vues interdites. C'était à notre tour de l'être... Tout finit par s'arranger et je promis de ne plus recommencer, tout en jurant mes grands dieux, ce qui était par ailleurs tout à fait exact, n'avoir pris aucune photo ni du Sendwe, ni des installations portuaires, et encore moins de la petite flottille de guerre dont Kalemie est le port d'attache, sachant bien que l'endroit était "stratégique".

Je ne souhaitais pas quitter Kalemie sans présenter à ma femme et à mon fils la gare et les bureaux de la Société Nationale des Chemins de Fer Zaïrois (S.N.C.Z.), l'ex-C.F.L. où mon père avait œuvré tant d'années.

Édifiée en 1925, la gare d'Albertville avait été ravagée au cours des années troubles qui suivirent l'indépendance au point qu'il avait fallu en reconstruire tout l'étage. La façade, dont on a dissimulé les beaux moellons sous une couche d'enduit blanc, a gagné un aspect rectiligne et fonctionnel bien étranger au charme d'antan.

A notre arrivée, un cerbère de service voulut nous empêcher d'entrer. Survint alors un responsable de la Sécurité qui accepta sans grandes difficultés de nous montrer l'ancien bureau de mon père au rez-de-chaussée où rien ne semblait modifié, n'était l'intrusion d'un imposant portrait du maréchal-président Mobutu. Très affable, il nous pria même d'accepter un guide pour visiter les entrepôts dont mon père, responsable du Service des Achats et des Approvisionnements, s'était occupé quarante ans plus tôt jusqu'à sa mise à la retraite en 1961.

Nous remarquons d'emblée que les étagères de l'immense entrepôt paraissent peu fournies en pièces détachées et certaines sont même totalement dégarnies. "À l'époque de votre père, les étagères regorgeaient de pièces de rechange... Ce n'est hélas ! plus le cas aujourd'hui", nous confie avec tristesse notre interlocuteur. Nous repartons vers d'autres entrepôts que nous nous contentons de traverser rapidement pour rejoindre le port et la cale sèche où une barge est en réparation et où chacun s'affaire avec une vive ardeur. Nous revoici sur la jetée aux abords du Sendwe.

"Il est interdît d'avancer plus loin, annonce l'accompagnateur, le reste de la jetée est zone militaire". J'en ai grand regret, car je me souviens avec nostalgie de l'époque où, enfant, j'accompagnais mon père à l'extrémité du "Pier" - ainsi nommait-on jadis la jetée - pour, pendant des heures, pécher le "maquauki" (sorte de tilapia). À défaut, je retrouve les senteurs d'autrefois, curieux effluves où s'entremêlent l'odeur de l'eau, du cambouis et du poisson séché. Nous regagnons la gare, et nous prenons congé de notre guide et du responsable de la Sécurité de la S.N.C.Z. qui, toujours aimable, nous souhaite une bonne fin de voyage. Quant aux photos, il avait bien fallu en faire son deuil !

EXPÉDITION MÉMORABLE AU RANCH ET AU GÎTE DE MUHILA

Pendant notre séjour chez les Frères de la Lubuye ou chez Monsieur Hasson, nous avons eu la chance de réaliser quelques excursions hors ville. La plus chargée de souvenirs pour moi fut sans doute celle effectuée dans les Muhila à quarante kilomètres de Kalemie, au ranch de Monsieur Hasson. Pour y accéder, Monsieur Daneels, le boucher, avait accepté de nous accompagner avec sa Toyota Land Cruiser Wagon 131 CV, tout terrain.

Nous empruntâmes la route de Makala, passant devant la maison et la savonnerie disparue d'un copain d'enfance : Léon Ramioul. Le chemin, traversant une multitude de villages très peuplés, devint rapidement épouvantable. La route, ou plutôt la piste, se transforma en une succession de trous et de bosses, si bien qu'il nous fallut deux heures trente pour accomplir un trajet réalisé en une heure il y a trente ans.

Le ranch de Monsieur Hasson couvrait quatre-vingts hectares en deux lots qui comprenaient les ruines de la ferme Bertrand où j'avais passé deux semaines de vacances il y a près de quarante ans. Je me souvenais de la résidence principale du colon, de la maison des hôtes, un peu à l'écart et qui nous servait de logis, des grandes étables, des ateliers, des éoliennes puisant l'eau, des cases du personnel alignées en village le long de la route d'accès à la ferme. Il y avait là un petit magasin destiné aux serviteurs noirs et où j'aimais flâner. On y découvrait des lampes à huile ou à pétrole, des boîtes de conserves, du sucre, du sel, des crayons, du papier, des couvertures et mille autres objets de la civilisation devenus indispensables à la vie quotidienne des familles africaines même au plus profond de la savane. Les énormes potagers et les élevages de la ferme Bertrand ravitaillaient en produits frais une partie d'Albertville. Elle formait donc une grande exploitation rurale perdue dans les herbages immenses du plateau des Muhila. Les grandes villas romaines implantées dans nos campagnes wallonnes il y a deux mille ans devaient être semblables.

A présent, il ne restait rien de l'ancienne exploitation. Quelques murs épars et branlants envahis par une végétation luxuriante apparaissaient de ci, de là. Je reconnus l'allée, bordée de bougainvillées et d'arbustes décoratifs retournés à l'état sauvage, conduisant à la résidence principale et à un escalier inaccessible dans les broussailles.

À quelques distances, les murs effondrés de la "Maison des Hôtes", où j'avais vécu, disparaissaient enfouis sous les arbres et les arbustes. Monsieur Hasson, l'actuel propriétaire du domaine, avait renoncé à reconstruire les ruines. Ses serviteurs qui, en son absence, géraient l'élevage de quelque 170 bovins, avaient édifié leurs cases en torchis parmi les déblais épars. Après avoir repris contact avec son personnel, Monsieur Hasson amena au sommet d'un mamelon dénudé des sacs de sel marin, apportés de Kalemie et nécessaires à la bonne santé de son cheptel. Deux troncs d'arbres évidés y avaient été prévus pour recueillir le sel.

Dix minutes après notre arrivée, on vit accourir, à vive allure du fond de la vallée, un troupeau d'environ septante bovins, prévenus, on ne sait trop comment. Ils se précipitèrent sur les deux énormes mangeoires et en dévorèrent le contenu avec voracité. Je remarquai que tous les animaux avaient été écornés, sans doute dans le but d'éviter une déperdition de calcium. Ils ne manifestèrent aucune agressivité à notre approche, même les taureaux les plus imposants.

De retour aux ruines Bertrand, "l'opération sel" recommença avec une autre partie du troupeau.

Mais déjà, seize heures approchaient et il fallut reprendre la route cahotante du retour pour regagner la ville avant le coucher du soleil. Nous aperçûmes non loin de là les ruines informes de l'ancien gîte de l'État détruit par les rebelles Mulelistes. J'y avais passé, dans ma douzième année, une semaine merveilleuse qui m'avait marqué d'un impérissable souvenir.

La saison sèche battait son plein et j'ai souvenance d'un vent sec et fort qui balayait la savane jaunie et vrombissait dans la cheminée de l'âtre.

Les nuits étaient fraîches dans les Muhila ; et, à la tombée du jour, le gardien des lieux apportait une brassée de bois sec et quelques bûches destinées à réchauffer le gîte et à éclairer la salle de séjour. À défaut d'électricité, une lampe à pétrole dispensait chichement sa lumière et dessinait sur les murs des ombres fantastiques. Mes parents avaient amené d'Albertville le linge de maison et autres accessoires nécessaires au séjour. La ferme Bertrand, toute proche, pourvoyait aux produits frais.

Nos journées s'écoulaient en longues promenades dans la savane, à suivre les traces laissées par les antilopes, à admirer les singes folâtrant dans les étroites forêts-galeries blotties au pied des collines ou à écouter le chant sauvage des oiseaux exotiques et les mille bruits de la savane.

Je me plaisais à sillonner les collines herbues ou, au contraire, dénudées et noircies par les feux de brousse. Le hasard me fit un jour découvrir sur le sol, mêlés à des scories ferrugineuses, vestiges d'une ancienne métallurgie, d'innombrables tessons d'une épaisse poterie à l'argile pailletée de mica. Un village disparu s'était sans doute établi à cet endroit dans les siècles passés.

Un autre jour, je découvris au pied d'un coteau voisin du gîte, une source alimentant un maigre ruisselet, et tout à côté, dressée sur un épais pieu de bois, une hutte de paille en modèle réduit. Par l'étroite ouverture de la porte, je distinguai une minuscule pirogue pourvue de rames, pieuse offrande des serviteurs du gîte aux divinités des sources.

Aujourd'hui, quarante ans plus tard, tout redevient poussière... Le gîte, comme la maison du gardien, n'est plus que ruines poudreuses. L'esprit des eaux n'a plus de desservants.

Quelques kilomètres plus loin, Monsieur Hasson nous montra d'autres ruines, celles de la ferme Zambaldi que l'on nommait "Zambafarm" dans les années 1950.

Aujourd'hui, dans tous les Muhila, ne subsiste qu'un seul gîte opérationnel, celui de la défunte société FILTISAF, l'ancienne entreprise textile de Kalemie, qui l'a revendu il y a quelques années comme maison de campagne à un riche commerçant arabe de Kalemie. Nous y fîmes une brève halte en l'absence du propriétaire. La demeure pourvue d'un bel âtre, attestant la fraîcheur des lieux, était meublée sommairement mais avec goût. À l'extérieur, une éolienne hors d'usage ne fournissait plus l'eau si nécessaire. Sans doute fallait-il remplir à la main les multiples fûts métalliques ou "touques" installées comme réservoirs à l'arrière du bâtiment. Quatre huttes de paille abritaient à proximité les familles des serviteurs préposés à son entretien. Du gîte, construit au sommet d'une éminence, le regard s'étendait à perte de vue sur les savanes dorées piquetées de ci, de là, de quelques arbres rabougris. On reconnaissait au creux des collines les sources et les ruisseaux grâce aux forêts-galeries qui s'étiraient et les enserraient d'un dense écrin de verdure.

Au cours du trajet-retour, j'avais souhaité m'arrêter aux cascades de la Koki situées sur notre route à 25 kilomètres de Kalemie. Mais Monsieur Hasson m'assura que l'accès en était devenu impraticable et nous passâmes outre, bien à regret. Je reconnus, au passage, l'endroit où nous garions la voiture aux abords de la route. De là, un sentier d'une centaine de mètres conduisait autrefois à une ravissante petite rivière, torrentueuse et sauvage, enfouie dans une végétation luxuriante et tropicale. Ses eaux cristallines et froides bondissaient en mille cascatelles parmi d'énormes rochers polis par le temps, dessinant des méandres et ménageant par endroits des espaces de calme où voletaient des myriades d'insectes. On y respirait une bonne odeur d'humus et de flore sauvage. Nous avions l'habitude, après la baignade ou le bain de pieds, de pique-niquer sur les rochers plats qui parsemaient le cours de la Koki. Comme tout cela était loin désormais !

Le retour à Kalemie s'avéra aussi long et difficile que l'aller. Le chauffeur devait parfois négocier adroitement son passage par-dessus d'énormes renfoncements, engageant une roue sur le bas-côté de la route, l'autre sur une très étroite bande de remblai dérisoire... De quoi vous mettre à l'esprit les paroles connues d'une chanson... "Ça passe... ou ça casse !" C'est fourbus que nous regagnâmes la ville au crépuscule.

LA BROUSSE, LA VILLE, ENCORE... AVANT UN DÉPART MOUVEMENTÉ !

Pendant notre séjour chez les Frères, nous réalisions l'après-midi de nombreuses promenades dans les environs de leur institution. Parfois, assis sur le sable au bord du Tanganyka, nous bavardions gaiement avec Georges et Luc, respirant l'air pur et flânant sur les grèves sauvages et désertes à perte de vue. D'autres jours, nous accompagnions Frère Georges par les sentiers de brousse jusqu'à la mission voisine.

Du haut des collines, la vue sur le Tanganyka et le quartier FILTISAF dans le lointain était incomparable. Un vieux missionnaire nous montra au passage l'emplacement de la belle villa des Glénisson qui dominait autrefois le paysage. Les villageois, réutilisant tous ses matériaux, l'avaient démantelée jusqu'aux fondations. Pour toute trace ne subsistait plus qu'un fragment de sol cimenté, ultime vestige d'un court de tennis détruit. Après la promenade, une halte au café "Aux Trois Paillotest" dans le village de la Lubuye nous permit de nous désaltérer d'une délicieuse bière Simba tout en devisant agréablement. Les tenanciers nous firent fièrement les honneurs de leur case où trônaient un énorme frigo et une télévision permettant de capter les programmes de Kinshasa.

Un autre après-midi, Frère Georges nous conduisit au village de Moni par un sentier serpentant parmi les hautes herbes sèches. À notre approche, le tam-tam se fit entendre. À son rythme obsédant, j'aurais été à peine étonné de voir surgir, comme dans les films de Tarzan, une foule de guerriers farouches armés d'arcs et de sagaies. Nous faufilant parmi les cases en torchis, nous débouchâmes sur un espace dégagé où une trentaine d'adolescents s'exerçaient avec frénésie au tam-tam en prévision d'une fête prochaine. Après avoir salué le chef du village et offert un ballon aux enfants interloqués et ravis, nous regagnâmes le logis au crépuscule. Le soleil transformé en un merveilleux disque rouge était près de plonger à l'horizon.

Quelques jours plus tard, Frère Hugo imagina de nous présenter l'école primaire qu'il construisait au village de Lumbwe. Au passage de la camionnette dans les villages de brousse, une ribambelle d'enfants enthousiastes criaient : "Yambo Musungu", "Bonjour l'Européen". Nous descendîmes de voiture devant l'ancienne école formée de deux bâtiments en pisé garnis d'un toit de chaume et de modestes ouvertures destinées à diffuser la lumière. Une trentaine de banquettes en terre séchée servaient de sièges aux petits écoliers. En guise de tableau, une pellicule de ciment lisse teintée en noir avait été plaquée sur le mur d'argile rouge. Frère Hugo nous mena ensuite aux deux blocs modernes en briques et béton dont il supervisait la finition.

Dans les quatre salles de classe en voie d'achèvement, des claustras de béton remplaçaient vitres et fenêtres pour dissuader tout larcin. Dans une même optique, les ouvriers s'ingéniaient à réaliser le pupitre du maître en un béton tout aussi résistant et dont l'épaisse tablette de bois s'arrimait solidement au support par de puissantes ferrures.

Pour aider la population de Lumbwe à bénéficier d'eau potable, les Frères avaient également creusé sept puits. Hélas ! six d'entre eux avaient déjà été comblés nuitamment par des habitants des villages voisins, jaloux et mécontents d'avoir été moins favorisés.

Après avoir pris congé des Frères de la Lubuye, nous passâmes les trois derniers jours chez Monsieur Hasson au cœur de Kalemie. Mais déjà, l'issue du séjour approchait.

Le lundi 16 août, Monsieur Hasson nous conduisit à l'aéroport vers 13 heures, ce qui nous laissait amplement le temps de prendre l'avion d'Air Burundi prévu pour 15 heures en direction de Bujumbura. À notre arrivée, l'officier de l'aéroport nous demanda si nous avions confirmé notre vol en ville, au bureau d'Air Zaïre. Je lui expliquai que j'avais en effet confirmé mon aller-retour par Air Burundi à Bujumbura la semaine précédente. "Tout cela est sans valeur", déclara-t-il péremptoire ; "faute de confirmation à Kalemie, vos places ont été cédées à d'autres voyageurs. Inutile de passer à la douane, vous prendrez l'avion la semaine prochaine..." Je voulus protester, mais monsieur Hasson, d'un geste, m'incita au silence. Par contre, un autre couple de fonctionnaires zaïrois, victimes des mêmes procédés, s'indignait haut et fort, menaçant de se plaindre en haut lieu. Nous vîmes bientôt les passagers se diriger vers le Twin Otter d'Air Burundi, qui - Dieu sait pourquoi - avait décidé de quitter Kalemie à 14h30, une demi-heure plus tôt que prévu. La porte fut close, et déjà on ôtait la passerelle.

Monsieur Hasson, qui parlementait avec l'officier, revint en courant et tout heureux. "Tout s'arrange", me dit-il, "il y a encore place". Nous passâmes la douane en deux minutes. "Pas besoin d'ouvrir tes valises", déclara le douanier bienveillant. "On te fait confiance, bon voyage. J'empoignai les valises et courus ventre à terre avec femme et fils vers le bimoteur. En fait, il ne restait que deux places. Mon épouse s'installa à l'avant, moi à l'arrière, prenant mon fils sur mes genoux... On referma la porte.

Enfin ! nous allions partir... Quelques minutes plus tard, la porte se rouvrit laissant passer le pilote : "L'appareil est vraiment trop chargé", déclara-t-il, "les derniers passagers sont priés de débarquer".

Tout déconfit, je repris les valises dans les soutes et regagnai la salle d'embarquement avec ma famille. Nous y retrouvâmes Monsieur Hasson, stupéfait d'encore nous revoir. Cette fois, tout espoir semblait perdu.

Eh bien, non ! Peu après atterrissait un Fokker d'Air Zaïre, venant de Kinshasa et en partance pour Goma avec escale à Bujumbura. On nous permit exceptionnellement d'y embarquer et, à 15 heures, heure initiale prévue pour notre départ, nous partions pour Bujumbura dans un avion à moitié vide.

Le couple de fonctionnaires qui s'était trop violemment opposé à l'officier d'aéroport n'était manifestement pas du voyage.

Ainsi s'achevait notre séjour à Kalemie.

Pour mon épouse et mon fils, ce fut la découverte émerveillée d'un peuple attachant et chaleureux, d'un monde mystérieux et de paysages grandioses.

Pour moi, c'était à tout moment, un plongeon plein d'émotions aux sources de la jeunesse et des souvenirs.

Longtemps encore, nous aurons en mémoire la sincérité cordiale de l'accueil zaïrois toujours empreint, en dépit des conditions de vie précaires, d'une souriante bonhomie.

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