Histoire coloniale de M. Jacques d'ASSUNCAO

Texte émanant de M. Jacques d’ASSUNCAO à Boma et transmis à l’Association des Bomatraciens et Amis du bas-fleuve. Remis en page par E. Janssens


L’œuvre du Roi Léopold II au Congo

Dans ses numéros de septembre et octobre 1932, la Revue Politique et Parlementaire donne un article de M. Louis-Edmond Perrier : « L’Afrique Mineure ». L’auteur y reprend, en les accentuant, les vieux thèmes des « atrocités congolaises ». Cette violente diatribe contre la personne du Roi Léopold II, a suscité, comme bien l’on pense, en Belgique, une émotion intense, et a valu, dans cette même revue, à l’auteur, la magistrale réponse de M. le Colonel Liebrechts, ancien secrétaire général de l’Etat Indépendant du Congo, qui, en cette qualité, fut pendant vingt ans le collaborateur intime du Roi Léopold II.

Nous croyons inutile de reproduire ici des passages de l’article, d’un caractère si outrancier de M. Louis-Edmond Perrier. Les lecteurs trouveront d’ailleurs dans la réponse ci-après de M. le colonel Liebrechts, certains passages de « L’Afrique Mineure » qui donneront une idée du ton général de l’article.


Colonel Liebrechts

La Revue Politique et Parlementaire du 10 octobre 1932 a publié sous le titre : « Le Congo Léopoldien », un article qui témoigne envers le Roi Léopold II de sentiments tels que l’opinion en Belgique s’en est trouvée profondément surprise.
A lire ces lignes, Léopold II dont toutes les initiatives sont dénaturées, n’aurait obéi uniquement qu’à des vues personnelles et égoïstes dans la poursuite de son œuvre africaine.

Elles ont d’autant plus étonné chez nous que notre souverain fut toujours bien accueilli en France et était lié d’amitié avec les plus hauts dignitaires de la République.

Jamais, même à l'époque la plus orageuse des campagnes de calomnies entreprises par la « Congo Reform Association » de Liverpool, il ne fut représenté sous d’aussi sombres couleurs.

Il est bien naturel que les Belges, très attachés à leur dynastie, en souffrent dans leurs sentiments de loyalisme, et se montrent surpris que de semblables attaques aient pu être formulées sans qu’intervienne le souvenir de Liège, d’Anvers, de l’Yser où combattirent et tombèrent de nombreux officiers belges qui avaient brillamment servi leur Roi en Afrique.

Je me contenterai de n’en citer qu’un seul : le lieutenant général baron Jacques de Dixmude. Mais j’en arrive immédiatement aux faits.

Et tout d’abord je ne m’explique pas comment on peut commettre cette hérésie diplomatique de soutenir que l’Etat Indépendant du Congo fut constitué par l’Acte de Berlin.

C’est là une erreur absolue : l’Etat Indépendant du Congo a été fondé en dehors de toute intervention, de toute aide ou assistance de la part d’autres gouvernements et sa reconnaissance comme tel par les puissances est antérieure à l’Acte de Berlin. Il a adhéré à ce dernier, ainsi qu’en font foi les documents, en qualité de puissance souveraine et indépendante.

Il est à remarquer d’ailleurs que le texte de l’Acte de Berlin ne fait nulle part mention d’une intervention quelconque visant à la fondation de l’Etat Indépendant.

A ce propos, nous tenons à relever une fois pour toutes la qualification de « pacte germano-léopoldien » donné à cet acte international.

S’il en était ainsi, comment expliquer que les représentants de la France à la Conférence de Berlin, très avertis des circonstances du moment, se soient associés à ces paroles élogieuses adressées à Léopold II par l’un des plénipotentiaires à la Conférence : « Ce prince, entouré du respect de l’Europe, et dont les initiatives éclairées marquent les aspirations les plus généreuses… »

Et comment encore, si à Berlin le Roi et Bismark avaient réellement comploté les noirs projets qui leur sont attribués quand on déclare que « le Roi servait le jeu allemand », admettre que beaucoup plus tard à Bruxelles, à la clôture de la Conférence anti-esclavagiste, le représentant de la France, M. Bourée, se soit associé aux éloges dont Léopold II fut l’objet pour sa façon de servir la civilisation en Afrique.

La chose est d’autant plus caractéristique que M. Bourée avait à ses côtés comme délégué technique, le docteur Ballay, qui fut l’un des vaillants compagnons de Brazza et qui était très au courant de la situation au Congo belge.

Nous ne dirons que peu de choses ici des critiques adressées au système fiscal imaginé par le Roi. Le décret en date du 1er juillet 1885, qui avait stipulé que toutes les terres vacantes appartenaient à l’Etat, avait été rendu en vertu des principes de « l’Acte Torrens », d’application générale dans toutes les colonies africaines.

On s’étonnera également, en Belgique, d’apprendre que les Sociétés connues sous le nom de « Groupe de la rue Bréderode » tirèrent de grands avantages et profitèrent « de la mainmise sur les terres et la main-d’œuvre domaniale ».

On perd de vue que l’Etat Indépendant du Congo se trouvait en présence d’une population dépourvue de monnaie, et par conséquent dans la nécessité absolue de se créer des ressources. Pour se le procurer, il n’eut d’autre moyen que de recourir à l’établissement de l’impôt en nature. Il n’a pas été le seul en Afrique à en faire usage.

Aujourd’hui et bien inutilement, car pour être présentées d’une manière différente, elles n’en acquièrent pas plus de valeur, on renouvelle les accusations d’autrefois et l’on se fait ainsi le complice des Casement, des Morel et des Burrows.
Ces gens obéissaient à des influences qui ont été mises actuellement en lumière et auxquelles les Allemands ont pris une grande part à l’instigation du célèbre docteur Erzberger.

Les Anglais, pendant la guerre et à plusieurs reprises depuis, exprimèrent leurs regrets d’avoir été induits en erreur par les tristes personnages que nous venons de citer. Il est d’autant plus pénible de constater que nous sommes actuellement attaqués par un Français, à propos des mêmes calomnies. En disant « calomnies », je n’exagère pas, car elles émanaient de Casement condamné à mort pendant la guerre pour haute trahison ; de Morel, l’agent stipendié par certains commerçants de Liverpool, condamné également pour accointance avec l’ennemi ; du capitaine anglais Burrows qui, ayant préparé un recueil de tous les méfaits soi-disant commis au Congo de 1892 à 1904, fut condamné par les tribunaux anglais, à la diligence du gouvernement de l’Etat Indépendant du Congo. Le livre qui soutenait ses accusations fut interdit après que Burrows lui-même devant le jury, eût déclaré que non seulement il ne pouvait en établir le bien-fondé, mais qu’elles étaient fausses en tous points.

Il est parfaitement exact que Léopold II, ému de tout le bruit qui se faisait autour de son œuvre, décida d’envoyer au Congo une commission d’enquête composée de trois magistrats : un Belge, un Italien et un Suisse, afin de se renseigner exactement sur la situation.

Et il faut lui rendre une justice, qu’il donna la plus large publicité au rapport qu’elle rédigea à son retour, alors qu’en des circonstances analogues on garda à l’étranger un secret absolu sur les abus signalés.

Ce qui est vrai encore, c’est que la Commission d’enquête au Congo belge mit à néant, de façon irréfutable, la plus grave des accusations portées contre les Belges, celle qui leur valut injustement les plus violents reproches.

Le traité intervenu entre la France et l’Association Internationale du Congo, le 5 février 1885, fixait les limites de leurs possessions respectives. Ces limites visaient des pays inexplorés arrosés par des fleuves dont on ignorait le cours, et dont on ne connaissait que l’embouchure. Opérant sur des données aussi vagues, les commissions envoyées sur les lieux pour fixer le tracé, ne parvinrent pas à se mettre d’accord. Des deux côtés on montra un zèle égal à défendre les intérêts en cause ; des pourparlers longs et laborieux s’ensuivirent entre Paris et Bruxelles. Les relations entre les deux gouvernements n’en furent pas altérées et des accords furent finalement conclus entre eux.

Léopold II, d’autre part, avait le plus vif souci de veiller à l’intégrité des frontières qu’il avait à sauvegarder, notamment dans la région du Bahr-El-Ghazal, où comme on le sait, dominaient à ce moment les Derviches. Voici en quels termes l’auteur de l’article caractérise ce qui, dans le pensée du Roi, n’était qu’une simple mesure conservatoire : « Nil ! Quinze ans durant cette chimère entraînera la spéculation avide, comme le principe orgueilleux ». Et l’auteur met dans la bouche du Roi cette phrase : « Hé, ne comptez-vous pour rien la gloire d’être Pharaon ». Il faut étrangement méconnaître la personnalité de Léopold II, ses hautes qualités d’intelligence, pour lui supposer des préoccupations aussi ridicules.

Toujours d’après l’auteur : l’expédition de secours pour délivrer Emin Pacha n’était qu’une des « machinations » de Léopold II, réunissant « dans le plus grand secret, et en hâte, 700 hommes à l’embouchure du Congo », sous le commandement de Stanley.
En outre, Stanley, pour compte du Roi, avait assurer la frontière du Nord, et un de ses adjoints, le major Bartelo, devait pousser les limites de l’Etat le plus loin vers l’est.

Or, cette expédition, en réalité, fut organisée en Angleterre avec ‘appui gouvernemental, et sous le patronage de Sir M. William Mac Kinnon, et sa préparation reçut la plus large publicité.

Elle n’avait aucun rôle politique ou de police à remplir pour le compte de l’Etat Indépendant du Congo. Que devient dans ces conditions l’affirmation qu’à son arrivée à l’Aruwimi, Stanley marche contre Tippo-Tip pour asseoir la domination d’un pouvoir régulier, mais que l’opération était devenue sans but, Stanley apprenant soudain que l’affaire était réglée. L’assertion que Tippo-Tip avait incendié tous les postes de l’Etat est également pure imagination.

Pour le prouver, il me suffira de rétablir les faits dans leur réalité. Stanley ayant dû, pour préparer son expédition et notamment pour recruter son escorte, se rendre à Zanzibar, y avait rencontré tout fortuitement Tippo-Tip, l’esclavagiste fameux, et l’avait décidé à l’accompagner au Congo, lui permettant ainsi de rejoindre sans peine les Stanley-Falls.

Le Roi, averti télégraphiquement de la circonstance, fit offrir à Tippo-Tip le titre de Vali (*) des Stanley-Falls, ce qui fut accepté.
En agissant ainsi, le Roi cherchait à gagner du temps, jusqu’au moment où, avec des chances de succès, on pourrait entamer avec les Arabes une lutte inévitable, et qui devait aboutir finalement à l’anéantissement de leur domination.


(*) Vali : titre concédé à des chefs arabes ou arabisés ou collaborateurs indigènes qui ont mandat de diriger et administrer le territoire sous contrôle des Arabes

Une fois de plus, Léopold II nous est représenté comme ne se souciant nullement de ce grave danger, ne recherchant qu’une seule chose : « Assurer vers l’Ouest l’évacuation de tout l’ivoire et de tout le caoutchouc du nouveau vilayet (*), sans souci de ce qui allait s’écouler vers l’Est, la grande route de la traite ».

Cependant, peut-on ignorer que le grand choc se produisit en 1902, mettant aux prises la civilisation et la barbarie ? De sanglants combats furent livrés pendant deux années, au cours desquelles l’Etat Indépendant du Congo jouait son existence même.

La victoire des troupes belges eut pour effet d’anéantir la puissance arabe et de mettre fin définitivement aux exploits sanguinaires des chasseurs d’hommes, non seulement dans les territoires de l’Etat, mais également dans toute l’Afrique centrale.
Voilà un exploit qui mérite d’être cité comme un des plus glorieux rapportés par les annales africaines.

Je pourrais me dispenser de m’arrêter à l’histoire trop connue des tractations qui intervinrent entre l’Angleterre, la France et l’Etat Indépendant du Congo concernant les régions soudanaises, si l’auteur ne donnait au sujet des conditions dans lesquelles fut organisée l’expédition dirigée par le Commandant Marchand, des détails absolument fantaisistes. Le morceau porte pour titre : Fachoda ! Ce serait à la suite d’intrigues nouées à Paris à l’occasion d’un séjour que fit Léopold II, « et dans le but de créer une diversion aux attaques dirigées contre son système de colonisation », qu’il put faire admettre que la marche vers Fachoda « devait être entreprise ».

Et voici quel aurait été le plan convenu : Marchand d’un côté, partant de Loango, de l’autre le Marquis de Bonchamps s’appuyant sur l’Ethiopie, enfin le Baron Dhanis, à la tête de troupes belges partant du « Congo léopoldien », devaient converger vers Fachoda. Et l’exposé de ce plan mirifique est accompagné de la réflexion suivante : « L’intrigue était nouée. Si elle réussissait, de quelques temps, on ne parlerait plus des nègres du Congo ».

Je n’ai pas à prendre position au nom de la France, mais en ce qui concerne le Baron Dhanis qui, contrairement à ce qui est affirmé, n’avait jamais séjourné au Nil, j’oppose le démenti le plus formel et je suis d’autant plus qualifié pour le faire que c’est moi personnellement qui ai rédigé les instructions qui lui étaient destinées. Son expédition purement belge n’ayant aucun caractère international, avait pour but, sans plus, de rallier l’Enclave de Lado, qui avait été donné à bail à la Belgique, pour en renforcer l’occupation.

Personne en Belgique ne croira que les hautes personnalités françaises mises en cause se seraient associées à l’entreprise si elle avait eu le caractère que l’auteur s’est plu à lui attribuer.

Et tout Belge digne de ce nom se révoltera à la lecture du passage suivant faisant allusion au décès de Léopold II :
« A l’heure de la mort – pas plus que durant sa vie, il n’avait été question de servir vraiment la cause belge – il n’y eut souci d’honorer le vaillant petit peuple belge qui, cependant, dans le long développement de l’affaire congolaise avait été la véritable force du fondateur ».

Nous répondrons simplement, mais avec une conviction profonde, que les Belges reconnaissent en Léopold II, un Souverain éclairé dont la seule ambition sa vie durant, fut d’assurer l’honneur et la grandeur de son pays.

(*) vilayet : territoire du Vali

Jamais il n’a employé les ressources provenant du Congo à des fins personnelles, et cependant, lui qui avait supporté toutes les charges des débuts de son œuvre congolaise, lui qui en était l’unique créateur, il aurait eu incontestablement le droit, s’il l’avait voulu, d’en tirer profit.

Bien au contraire, et l’acte de reprise du Congo par la Belgique en fait foi, sans compensation personnelle d’aucune sorte, il légua à cette dernière tout l’avoir du Congo, comprenant 110 millions de matériel, ainsi que le portefeuille du Trésor, valant plusieurs milliards.

Les statues élevées en l’honneur de Léopold II dans la capitale belge, et dans plusieurs autres villes du pays, témoignent d’ailleurs à suffisance des sentiments de reconnaissance et d’admiration des Belges pour leur grand Roi.

En ami sincère de la France, je livre ces réflexions aux lecteurs de la Revue Politique et Parlementaire, persuadé qu’ils les jugeront avec l’impartialité et qu’ils reconnaîtront que si j’étais justifié à relever des attaques dirigées contre mon Roi, je l’ai fait en toute loyauté.

J. da Assuncao Jacques