Juillet 1960

 

 

Ce texte est l'un de ceux qui constituent le recueil de nouvelles
"Le Jour à Jacques Brel..."

L. Schraûwen - Editions Luce Wilquin, 1999

 

En ce temps-là, on ne partait pas en vacances. En quelque sorte, c'était les vacances toute l'année, du moins pour les enfants. Le père se rendait au bureau, chaque matin; la mère s'occupait de la maison. Ce n'était pas une mince affaire sous ces latitudes.
Les enfants allaient en classe.
On ne voyageait guère. Sauf après trois années d'Afrique, quand le terme était achevé et que toute la famille regagnait la métropole, pour six mois d'un congé qui obligeait la petite à suivre les cours d'une école de Belgique, où tout était différent.
C'était comme ça. Les hommes, en Afrique, travaillaient sans trêve pendant trois années complètes, du lundi matin au samedi midi. Après quoi ils avaient six mois pour se reposer et se ressourcer au pays, frais de voyage payés par l'employeur. On retrouvait les grands-parents dont on se souvenait à peine, les oncles, les tantes. On allait fleurir des tombes fraîches.
Quand la période du plein été s'inscrivait dans les six mois fatidiques, on passait juillet et août au bord de la mer. Puis il y avait l'école inconnue, les nouvelles compagnes, les murs sombres, les cours de récréation pluvieuses. Une longue parenthèse de six mois, grise et froide, avant de rentrer chez soi, au soleil, et de retrouver la vie, la vraie.

Les vacances, là-bas, n'avaient pas le même goût. Quand la fin de l'année scolaire arrivait, c'était une longue ère de liberté qui s'ouvrait. Il ne fallait plus se lever aussi tôt que d'habitude, et la mère permettait que l'on traîne au lit jusque huit heures et demie, neuf heures. Mais dans le poulailler, au fond de la parcelle, le coq chantait à l'aube, et souvent l'enfant s'éveillait avec lui. La journée coulait, claire, lumineuse, avec le vent qui montait du lac et faisait chanter les eucalyptus, en contrebas de la maison, avec le soleil immuable, et la lourde chaleur qui accablait hommes et bêtes vers midi.
Sur la colline, la maison vivait à son rythme, avec ses rites quotidiens. Il y avait le nettoyage à grandes eaux mêlées de Créoline laiteuse, à cause des insectes. Le sol humide, peint d'une étrange couleur rouge, brillait, tandis que l'odeur âcre du désinfectant s'insinuait partout. Les marchands ambulants de légumes, un long panier de raphia sur la tête, venaient de maison en maison proposer leur marchandise. Christine les entendait crier pour s'annoncer, et s'amusait du dialogue qui ne variait guère.
- Boca, madame! criait le noir.
Quand la mère avait ce qu'il lui fallait, elle répondait de loin, sans se déranger.
- Apana, iko.
Mais le plus souvent, sa voix montait du fond de la maison, interrogative.
- Boca ghani ?
Alors l'homme se lançait dans une litanie chantante faite de noms aux mystérieuses terminaisons en a.
- Salatta, carotta...
Si quelque denrée l'intéressait, la mère sortait sur le devant de la maison, et la palabre s'engageait. Le marchand se baissait, le tronc bien droit, posait le lourd panier sur le sol. On soupesait les bottes de carottes, les épis de maïs, les poireaux malingres, et l'on discutait longuement prix et quantité.
La transaction accomplie, il replaçait sur sa tête une sorte de petit coussin circulaire en paille tressée qui, pensait l'enfant, ressemblait à une auréole, puis le panier, et il s'en allait plus loin chanter la même chanson.
Une fois par semaine, c'était jour de lessive. On sortait la machine à laver où tournait le linge dans une savonnée fumante qui infiltrait partout sa mousse légère. L'odeur de lessive montait dans l'air chaud. Un chat borgne et errant à demi apprivoisé venait patauger dans les petits ruisseaux parfumés, avant de se secouer et de disparaître dans les herbes hautes. On rinçait le linge, longuement et plusieurs fois, dans de grandes bassines. Dans la dernière eau, on avait mis du bleu à linge qui s'écoulait en rivières d'azur. Puis il fallait tout étendre sur les cordes, au grand soleil, draps, serviettes de bain, chaussettes en ribambelles, shorts, petites culottes... L'après-midi, le boy repassait interminablement, avec un gros fer à makala dont on soulevait le couvercle pour y mettre des braises rougeoyantes. Il aspergeait d'eau les draps et les serviettes, posait le fer brûlant sur l'étoffe qui dégageait une vapeur chuintante, et la petite le regardait faire, fascinée.
Il fallait encore nourrir les poules, ramasser les deux ou trois œufs quotidiens annoncés par le cri strident des pondeuses, s'occuper des fleurs du jardin...
La préparation du repas prenait une bonne partie de la matinée, en ces temps lointains où les surgélateurs n'existaient pas. Quand elle n'était pas à l'école, l'enfant aidait sa mère (qui elle- même aidait le boy) à nettoyer les légumes, à dresser le couvert, à préparer une sauce ou un dessert. À midi, la sirène du C.F.L. retentissait, et le père rentrait pour manger.
L'après-midi, après la vaisselle, on s'installait sur la barza à lire, à dessiner, à jouer avec le petit frère. La mère tricotait, brodait ou cousait à la machine. Le gros chien noir couché à ses pieds soupirait de temps en temps. Le perroquet montait el descendait le long de sa cage, sifflait, chantait, imitait les cris et les pleurs des enfants qui jouaient dans les environs. Satan, le chat angora à l'épaisse fourrure noire, clignait des yeux dans la lumière. On entendait, amortis par la distance, les bruits des machines et du port, mêlés à la respiration des vagues et au chant du vent dans les feuillages.
Vers les quatre heures, quand la chaleur était tombée, venait le temps des jeux dans le grand jardin. Parfois on descendait à la plage, ou bien on montait à la piscine, tout en haut de la colline. Christine aimait aussi s'en aller seule dans le ravin sauvage, derrière la maison, même si c'était défendu. Tout de suite, c'était la brousse, avec de rares petits sentiers sinueux tracés par les pas anciens et innombrables des hommes noirs. Il y avait des mayanis, partout, et un bouquet de bananiers qui donnaient de petits fruits succulents, et un citronnier toujours chargé de gros citrons à la peau grumeleuse, et puis un goyavier parfumé, et un énorme manguier... Il y avait aussi les petits serpents verts qui se cachent souvent dans les bananiers, dont il fallait se méfier, et les autres qu'on entendait glisser parfois dans l'herbe. À quatre heures trente précises, le long cri de la sirène montait encore une fois dans l'air limpide. Le père rentrait, dans sa voiture bleue au toit blanc qui peinait dans la montée. Il s'asseyait sur la barza devant un verre de Simba, allumait une Players qu'il prenait dans une boîte métallique ronde sur laquelle un visage de marin souriait au milieu d'une bouée. Il bavardait avec la mère, racontait sa journée; parfois il sortait de sa serviette une ou deux lettres de Belgique, et tout le monde s'asseyait autour de lui pour entendre les nouvelles de la famille lointaine. L'enfant n'aimait pas beaucoup cela. Certaines lettres étaient en flamand, et puis on y parlait de gens et de lieux qu'elle ne connaissait pas. Elle surveillait le père qui dépliait soigneusement les fines pages de papier-avion bleu ciel, et tentait de les compter au passage, pour savoir si la cérémonie durerait longtemps.
Vers cinq heures et demie, il s'en allait promener le chien en un rituel immuable et quotidien. Souvent elle l'accompagnait, et l'on descendait vers la grande forêt d'eucalyptus qui bruissait dans le vent, en contrepoint à l'incessante chanson de l'eau qui respirait comme une lourde bête assoupie.
Parfois on allait en ville, c'est-à-dire qu'on descendait vers l'avenue bordée de palmiers qui s'étirait, parallèlement au lac, avec ses rares magasins: boucherie, Sarma et Sedec où l'on trouvait "de tout", librairie, boutique du photographe, salon de coiffure. La mère achetait du fromage, du beurre, un peu de charcuterie, de la viande, des produits d'entretien, pendant que Christine, à la librairie, rêvait devant les Marabout Junior, les Marabout Mademoiselle, les livres Rouge et Or, les ouvrages de la Bibliothèque Verte. On regardait un peu les joueurs de tennis, en face du Cercle; les balles claquaient sur le sol rouge, les jambes brunies des jeunes filles et des dames dansaient sous les jupettes blanches et, parfois, les spectateurs applaudissaient.
Le soir tombait d'un seul coup, après un bref et flamboyant coucher de soleil. L'ombre se mettait à chuchoter, et des milliers de bruits montaient dans l'air apaisé, cris d'animaux, voix d'oiseaux, crissements et stridulations d'insectes, cependant que de la terre épuisée de chaleur s'exhalaient les parfums de la nuit.
A l'intérieur des maisons, malgré les moustiquaires qui bouchaient les fenêtres, des dizaines de bilulus se mettaient à tournoyer autour des lampes. Sur les murs et les plafonds, des lézards gris partaient en chasse et parfois se battaient, et l'on entendait le bruit étrange de leur petite queue qui frappait la paroi. De temps à autre, un combat singulier se déclenchait, terminé par la fuite d'un perdant qui laissait sa queue en tribut au vainqueur. Mais les queues des lézards repoussent, comme chacun sait.

Le samedi après-midi, on allumait un feu sous la grande touque surélevée qui servait de chauffe-eau, et toute la famille prenait un bain chaud - quel luxe ! La mère lavait les longs cheveux de Christine, puis les rinçait à grand renfort de cruches en plastique blanc. Parfois, elle ajoutait un peu de vinaigre dans l'eau, pour les rendre plus brillants. Après, on s'en allait en voiture sur les chemins rouges et caillouteux qui se perdaient dans la forêt. En brousse, on s'arrêtait dans un coin perdu, on lâchait le chien qui courait à perdre haleine, on lui lançait des bâtons qu'il oubliait de ramener... Le soir, des amis venaient. Les adultes jouaient aux cartes et les enfants disputaient d'interminables parties de Monopoly en buvant des menthes à l'eau. La radio diffusait en sourdine l'émission hebdomadaire des disques demandés.

Le dimanche, on allait passer l'après-dîner à la piscine ou à la plage. On partait à deux ou trois familles, les mamans bavardaient en surveillant les petits, assises sur une couverture étendue sur le sable clair. Ou bien les grands jouaient aux boules, ou au deck-tennis, ou au volley. Les enfants se poursuivaient en criant, creusaient de grands trous, faisaient des pâtés. Christine aimait s'éloigner le long de l'eau et marcher longuement, bercée par le bruit des vagues et du vent. Des pirogues, comme échouées, attendaient la pêche du soir. Quand le lac était figé dans l'air immobile, plat, lisse comme une huile sans rides, on apercevait, au loin, de longs bancs de crocos qui glissaient lentement, petits traits fins émergeant à peine de l'eau blanche. Il arrivait qu'un chien ou un enfant - le plus souvent, un négrillon du village des pêcheurs - disparaisse brusquement, happé par une jambe; et l'on retrouvait parfois le cadavre à demi dévoré quelque part entre les roches ou les herbes hautes.

Parfois, le mercredi ou le samedi soir, on allait au cinéma, au Cercle, à l'Hôtel du Lac, au Rak. Grands et petits faisaient toilette pour ces soirées qui se terminaient quelquefois devant un verre, dans les jardins du Cercle.

Le temps coulait, tranquille. La fillette grandissait, montait de classe, mais rien ne changeait. L'enfance infinie étendait autour d'elle son paysage sans limites, immuable, comme le sable si blanc de la plage, comme le lac immense avec ses tempêtes, ses tornades et son souffle paisible au plus lourd de la saison sèche.

En 1960, elle allait sur ses treize ans. Les vacances tant attendues étaient là de nouveau. Mais un jour, la radio s'est mise à diffuser des choses horribles. Là-bas, à l'autre bout du pays, les noirs s'étaient révoltés. Il y avait des massacres, des pillages, on brûlait les maisons et les voitures, on tuait, on violait. Les adultes avaient des mines graves et se serraient autour du poste aux heures des informations. Certaines familles embarquaient en catastrophe leurs enfants dans des trains, des avions, des bateaux, vers Usumbura, vers Kamina, vers Élisabethville, vers une grande ville où un plus grand avion les attendait qui les mènerait en Belgique, en sécurité. Les troubles s'étendaient, très vite, et la peur grandissait. Le chagrin aussi. Des couples se défaisaient, des familles se disloquaient, des amis s'en allaient. Un monde disparaissait dans la violence et la haine, et personne ne pouvait rien y faite. Certains continuaient d'espérer, on organisait des milices, on distribuait des armes. Mais l'horreur et la guerre et le sang s'étendaient comme un feu de brousse. Il fallait fuir, avant que les machettes ne se lèvent ici aussi, dans la petite ville blanche au bord du grand lac.
Alors ce fut son tour. Ses parents, tous les deux, choisirent de rester, mais elle dut s'en aller. Une fois encore, elle prit l'un de ces bateaux qui si souvent l'avaient menée avec sa mère et son petit frère un peu plus bas sur le lac, à Moba où l'air est meilleur, paraît-il. Cette fois, c'est vers le Nord qu'elle s'en allait, vers Usumbura où elle devait prendre l'avion, seule pour la première fois de sa vie.
Au moment du départ, ses parents pleuraient. Elle, un peu excitée par l'aventure, ne comprenait pas tout à fait ce qui se passait. Je reviendrai dans quelques mois, se disait-elle, aux prochaines vacances. Et la vie continuera, pareille, avec le soleil qui chaque matin émerge du lac rose, à six heures, et qui chaque soir tombe brusquement derrière les collines, à six heures aussi. Avec les nuages légers dans le ciel bleu, avec l'odeur des fleurs sucrées, frangipaniers, lauriers roses et blancs, et les saveurs des goyaves orangées et des mangues poisseuses, avec le rouge vif des flamboyants comme d'immenses bouquets dressés pour toujours vers le ciel.
Elle avait treize ans. Son enfance se terminait là, sur ce bateau qui s'éloignait de la jolie ville blanche où elle avait grandi. Mais elle ne le savait pas et continuait de faire des projets d'avenir. Elle n'était pas encore partie et déjà se mettait à attendre le moment du retour. Je reviendrai. C'est ici chez moi, c'est mon pays. Mes parents y sont, et mon petit frère. Moi, je m'en vais étudier en Belgique, comme tant d'autres. Mais en juin prochain, je serai là de nouveau, et encore l'année suivante, et puis je finirai par revenir pour de bon, pour toujours, chez moi.

Mais elle ne revint jamais. Enfermée dans un grand pensionnat triste, elle écoutait son transistor, le soir, cachée sous les draps. Les nouvelles n'étaient pas bonnes. Là-bas, on se battait. Les noirs contre les blancs, les noirs contre les noirs, et chez elle, au Katanga qui était devenu un pays, blancs et noirs unis contre d'autres noirs, et aussi contre des blancs, et contre des armées venues de loin. Il y avait des tas de morts, de toutes les couleurs.
Au bout de trois ans, les parents rentrèrent au pays, eux aussi. Plus moyen de vivre là-bas, surtout avec des enfants. Le petit frère avait grandi, il était temps de songer à ses études.

Christine avait seize ans. Jamais elle ne devait revoir l'Afrique. Jamais non plus elle ne guérirait de cette enfance de terre rouge et de soleil.