Vie quotidienne

Albertville en 1949

Ces textes restent la propriété de la famille Schraûwen, qui en détient les droits.
© famille Schraûwen

Premières impressions

Je suis arrivé à Albertville ce matin, mes espoirs n'ont pas été déçus. Il fait enchanteur, ici, au bord du lac. Je n'ai pas encore eu l'occasion de faire un tour en ville (800 blancs), mais ce que j'ai vu me suffit pour me faire une idée. Le climat est splendide. Je peux bien le dire maintenant, mais arrivé à Stan, j'étais terriblement inquiet le midi, car c'était une véritable étuve et la transition avec l'Europe était trop forte […]. Mais ici, rien de pareil. La nuit, il y fait frais, même froid, le matin jusque vers 11 h. il y fait comme au printemps en Belgique et puis, jusqu'au soir, comme en nos bons jours de juillet. Le soir, il doit certainement faire délicieux. Le temps n'est pas lourd, il n'y a presque pas de moustiques et une agréable brise souffle du lac. Il paraît cependant que c'est la saison sèche (la plus agréable) jusqu'en octobre ou novembre.

À mon arrivée ici, je n'ai vu personne qui m'attendait (nous étions dimanche). J'ai fait porter mes valises à l'hôtel du Lac dont j'avais lu des réclames, puis débarrassé de ce souci, je suis revenu à la gare. J'ai enfin pu dénicher quelqu'un qui a immédiatement téléphoné à un jeune secrétaire chargé de me recevoir. Accueil cordial. Il s'est enquis de ma santé, […] m'a montré mon bureau (au 1er étage de la gare, "Bureau de réservation des places") puis m'a annoncé que je n'aurais que quelques jours à loger à l'hôtel puis qu'on me trouverait une maison. Il m'a ensuite donné rendez-vous pour demain, lundi, 8 heures, pour prendre mes nouvelles fonctions.
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Je suis retourné à mon hôtel, y ai réservé une chambre spacieuse, à moi tout seul, avec évier (les salles de bain, au nombre de 3, étant à la disposition de tous les pensionnaires). J'ai pris un excellent bain puis ai dîné (fort chichement car je dois suivre un régime jusqu'au moment où ma diarrhée aura tout à fait disparu). Je me propose tantôt de faire un petit tour en ville.
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Découverte d'Albertville

Je suis donc arrivé à Albertville dimanche vers 10 h du matin. Après de vaines recherches, j'ai fini par trouver un futur collègue qui m'a donné rendez-vous pour le lundi au bureau à 8 h. J'ai donc dîné et logé à l'Hôtel du Lac. L'après-midi, on est venu m'apporter un médicament à prendre régulièrement pour la diarrhée. C'est vraiment efficace (chlorure de calcium). J'en ai pris pendant trois jours. Heureusement que je me suis arrêté, sinon je serais devenu constipé. Le lendemain après avoir pris le temps de te télégraphier et de poster ma lettre, je me suis rendu au bureau. On m'a alors dirigé sur le service compétent pour le logement. Après avoir longtemps patienté, on m'a attribué "Quartier Kindu, n° 17". On m'a mis un matelas d'une personne dans un camion, une paire de draps, une couverture et une moustiquaire, et me voilà parti avec deux chauffeurs nègres.

La maison est située assez loin. Albertville est constitué par une longue route, parallèle au lac, entre la gare à un bout et la Mission des Pères blancs à l'autre bout. Plus loin encore, sur la route, il y a deux ensembles de bungalows. Notre demeure est située dans le plus éloigné des deux. Elle est distante d'environ 25 minutes à pied de la gare. Heureusement 4 fois par jour, aux heures de bureau, il y a un petit train pour le CFL. Pour les enfants, il y a juste un arrêt de l'autobus pour l'école des sœurs, au coin de notre petite rue.

Ne t'imagine surtout pas que c'est une ville. Non! C'est plutôt ce qu'on appellerait chez nous un village.

Il y a plusieurs parties. D'abord la gare et le port avec toutes leurs installations, puis à 15 minutes de là, le quartier des missions, avec l'église, le couvent et l'école des sœurs et les bâtiments des pères. Entre les deux une longue route en gravier, bordée d'un côté (à une vingtaine de mètres) par le camp indigène qui sépare ainsi la route du lac, et de l'autre côté par une suite de constructions. En partant de la gare, tu as d'abord le quartier commerçant européen (une vingtaine de magasins à peu près – il n'y a notamment pas de Bon Marché ici, et c'est fort malheureux, il y a bien un projet, mais…), puis le quartier commerçant juif, puis le quartier hindou (une vraie crasse). Après, il y a une petite agglomération de maisons CFL, disséminées dans la verdure. C'est le quartier Kabalo, puis il y a les bâtiments de la mission, puis un espace nu et enfin quelques rues très courtes avec une nouvelle agglomération de maisons CFL, le quartier Kindu, notre quartier, et enfin après un nouvel espace dénudé le cimetière et l'hôpital indigène.

Tout cela est situé au niveau du lac. Ce n'est seulement que derrière les jardins des maisons que les hauteurs commencent. Le bâtiment des pères y est d'ailleurs déjà situé et surplombe les sœurs.

De l'autre côté de cette route, donc vers la gare, la route monte vers l'intérieur. Il y a la poste, une autre église, les bâtiments de l'Etat et une nouvelle agglomération de maisons CFL, les plus jolies, disséminées encore plus et situées sur les hauteurs. Seulement là il fait très chaud pour se rendre chez soi à midi, et il n'y a pas de petit train. Te voilà donc renseignée sur la ville.
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La ville

Albertville est divisée, géographiquement parlant, en 5 quartiers espacés les uns des autres par 10 bonnes minutes de marche. Il y a les quartiers aristocratiques: "la Colline État" (avec la plupart des agents de l'État, et l'hôpital pour blancs), "la Colline CFL" (avec tout le "gratin" du CFL, les vieux agents ainsi que ceux dont les fonctions peuvent les appeler d'urgence à la gare qui est proche), le Quartier Commerçant qui comprend une grand-route bordé&e de tous les bâtiments de commerce depuis la gare, la poste, les magasins européens, puis juifs, jusqu'au quartier hindou. Il y a le quartier "Mission" à proximité de la Mission des Pères Blancs, et qui comprend un amas de maisons CFL (employés et ouvriers, à majorité employés) et enfin le quartier "Kindu" (employés et ouvriers CFL à majorité ouvriers), le nôtre, qui est peut-être le plus éloigné mais aussi le plus simple et le plus sympathique. Il se fait aussi que la population enfantine y est très bien représentée.
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Maisons et quartiers

Mon premier et principal accès de cafard, je l'ai eu en inspectant la maison qu'on m'a octroyée. Ce n'est pas qu'elle n'est pas spacieuse. Bien au contraire: une terrasse couverte, une salle à manger, 2 chambres à coucher, 1 salle de bain, une chambre "garde-manger", 1 cuisine. 2 WC et une cour, mais le tout était dans un état indescriptible et les meubles assez grossiers ont tous été dépouillés de leurs serrures. Enfin, après beaucoup de discussions, de palabres, de rapports et pas mal de nettoyage, c'est à peu près potable maintenant. Je ne peux cependant pas suffire à l'entretien et à l'arrangement de cette maison. Je ne dispose que de très peu de temps pour surveiller les 2 boys que j'ai engagés, je dois évidemment mettre tout sou clef. Une présence de femme est ici indispensable, ne fût-ce que pour vérifier le travail des boys et arranger la maison (rideaux, tentures, etc.).
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Le quartier Kabalo (quartier Mission)

Il a quelque temps, j'avais demandé à mes deux boys de chercher à savoir s'il n'y avait pas de maisons du CFL qui étaient libres. Jeudi, Kishua m'a guidé au quartier Kabalo et j'ai pu constater qu'effectivement au moins deux maisons étaient vides, les n°s 7 et 9. J'y suis entré et je les ai trouvées toutes deux vraiment bien. Le n° 9 est la plus intéressante (mais la moins accessible pour un nouveau) (salle de bain moderne, WC dans la salle de bain, chambre d'enfant claire communiquant avec chambre des parents, petite place très claire, genre hall, avant la salle à manger et communiquant avec elle par une large baie, meubles sympathiques, poulailler…). Le 7 est très bien aussi mais, quoique plus grand (il y a 2 magasins et 2 boyeries), il y a quelques inconvénients mineurs qui se retrouvent dans presque toutes les maisons d'ici : WC à l'extérieur, chambre d'enfant sans fenêtre mais donnant sur salle de bain bien aérée. D'autre part on est occupé à y travailler (peintures, plafond, etc.)

Et puis, le quartier Kabalo est vraiment plus sympathique que le quartier Kindu où je suis maintenant. Toutes les maisons sont séparées et ne sont pas rangées en rang d'oignon le long d'une rue. Elles sont construites dans une espèce de parc avec arbres et verdures. On n'a pas de vis-à-vis et on peut très facilement s'installer sur la barza en plein air pour la fraîcheur. L'aspect extérieur et intérieur est aussi infiniment plus coquet.
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Au quartier Kindu

Je me suis renseigné et voilà ce que les gens m'ont dit: La maison où je suis, avec quelques autres du même genre, a été construite il y a longtemps pour l'Etat. Les fondations sont en "pottopot" et l'architecture ne se souciait pas du tout de la clarté des places. Depuis que la maison est acquise par le CFL, tous les agents qui y sont passés (nouveaux pour la plupart) n'y sont restés que un à 3 mois, avant de trouver une autre maison. La seule exception a été constituée par un ménage qui y avait fait de gros frais pour l'aménagement de la barza. À leur départ, ils ont voulu se faire rembourser en partie par le CFL, et devant le refus de la Direction, ils ont enlevé toute leur installation.
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Une maison qui déçoit

Venons-en maintenant à la maison. Je dois t'avouer sincèrement que si je suivais mes 1ères impulsions, je ne t'en parlerais pas, tellement le 1er contact m'a découragé! Mais je me suis repris, j'ai discuté et j'ai vu que ce ne serait tout de même pas si mal que ça lorsque ce sera arrangé. Enfin, j'ai promis d'être sincère, je le suis.

Notre maison fait partie d'un bungalow jumelé. Devant, il y a un petit jardin (actuellement un petit terrain vague) séparé du jardin jumelé et du trottoir par un vieux mur bas en briques ajourées blanchies à la chaux. Voici d'ailleurs un petit plan. Comme tu le vois, la maison est spacieuse et grande, mais reprenons le plan et que je t'explique mon 1er contact.

L'extérieur, actuellement, ne présente pas. c'est nu, un peu cubique et on voit sur les murs chaulés de blanc les traces grises de la dernière saison des pluies.

En (1), il y a un chemin en briques pilées, en (2) de futurs (!) petits jardins, actuellement en friche. Du chemin, on accède par quelques marches en béton et par un porche en ogive sans porte à une terrasse "barza" (3) couverte mais dont les deux baies, également en ogive, ne sont pas vitrées. De la barza qui est en excellent état d'entretien, on accède par une double porte assez laide (tu vois que je suis franc) à la principale place (4) où j'ai trouvé empilés les uns sur les autres une table, 4 chaises, un buffet, un dressoir, 4 fauteuils en bois et une petite table de salon. Tous les plafonds sont en boiserie et en excellent état de propreté. Mais les murs! Cette pièce comme toutes d'ailleurs a la principale partie du mur chaulée. Ça, c'est potable. Mais le bas, jusqu'à un mètre du sol, est peint à l'eau en jaune, et sale! de même que les pleintes qui sont en grenat et une porte, celle qui donne sur la pièce "garde-manger" (7), est peinte en bleu et dénote dans tout cela. En (5), entre la barza et la salle à manger, il y a un nid de grandes fourmis noires. Elles sont restées jusqu'à présent bien tapies chez elles, sauf lorsque la barza est éclairée (car il y a l'électricité partout) et que la salle à manger est obscure. Alors rapidement on en voit une vingtaine déambuler dans la salle à manger. Elles semblent donc avoir peur de la clarté. De (4), on passe par une porte dans la chambre à coucher, peinte en vert clair (6). Celle-ci est exactement dans le même état que la salle à manger avec, en plus; la moustiquaire de fenêtre qui est teintée de plaques blanches de plâtre ou de couleur. Dans la chambre à coucher il y a un grand vieux lit en fer pour deux personnes, qui menace ruine et dont le panneau intérieur est brisé, deux chaises dépareillées, une table de nuit en bois et deux lingères dépareillées également. Puis on passe dans la salle de bain (10), peinte également en vert. C'est la place la plus vilaine. Elle contient un vieux petit évier sur 4 pieds et fixé au mur (8), une baignoire (9) encore assez propre, en une espèce de grès gris, mais elle inamoviblement fixée de sorte qu'il y a un large espace en dessous que l'on sait très difficilement atteindre pour nettoyer. Il paraît que c'est nécessaire pour l'écoulement des eaux. Il y a eau courante froide et eau chaude par l'intervention d'un réservoir placé à l'extérieur au-dessus d'un four et qu'on doit faire remplir au préalable. Seulement le tuyau d'accès à la baignoire est bouché. Dans cette salle de bain, il y a également une chaise et un lavabo excessivement simple en bois teinté chêne. Une petite fenêtre à volets intérieurs donne sur la cour. Ici, le bas des murs est vraiment délabré.

De la salle de bain, on passe dans la place "garde-manger" (7) peinte en rouge grenat, où il y une glacière à glace qui ne fermait pas, qui coule et qui est d'un blanc sale au possible, un garde-manger en bois teinté, complètement entouré de moustiquaires mas taché par de la couleur blanche ou de la chaux, et un filtre pour l'eau dont le robinet coule également.

De là, on peut passer dans une nouvelle chambre à coucher (11), peinte en vert, la pièce la plus propre de toute la maison mais où il n'y pas moyen d'ouvrir la fenêtre le soir, du fait qu'il n'y pas de moustiquaire. Là il y avait un lit d'une personne en bois, une table de nuit, une lingère et un petit lit-cage blanc d'enfant plus simple, pas si beau et un peu plus petit que celui de Liliane.

Repassons dans la pièce garde-manger, sortons dans la cour. À gauche, il y a (12) un grand évier en pierre bleue, puis quelques marches (13) qui donnent accès au réservoir d'eau chaude (14).

La partie de la cour (15) qui longe la construction est produit genre béton. Le restant est de la terre.

Passons dans la cuisine (16) qui ne fait, à proprement parler, plus partie de la maison car le sol est beaucoup plus bas jusqu'à l'extrémité sud de la maison. Elle est convenable et possède une cuisinière à bois qui aurait besoin d'un sérieux coup de torchon.

Sortons de nouveau et pénétrons dans la boyerie (17) complètement nue. Après il y a (18) le WC dont la planche est vermoulue et la chasse coule, puis il faut sortir de la cour pour pénétrer dans le dernier réduit (19), les chiottes des boys. Derrière la maison, il y a un large espace boisé régulièrement comme un parc jusqu'au derrière d'autres maisons. Il n'y a pas moyen de faire tenir un clou dans un mur. Lorsqu'on essaie, il y a chaque fois un tas de plâtre qui fout le camp.

Ceci est pour la construction proprement dite. Quant aux meubles, il y en a quelques-uns qui pourraient plaire après arrangement (coussins, couche de vernis…), notamment la petite table et les 4 fauteuils. La grande table est affreuse et doit de toute façon être repeinte. Les 3 garde-robes sont passables mais chacune a un genre différent. Le grand lit, je t'en ai déjà parlé. Il y a quelques trous dans les moustiquaires des fenêtres et une déchirure dans la moustiquaire-lit qu'on m'avait "prêtée". Aucun des meubles ni aucune des portes intérieures ne ferme à clef, toutes les serrures ont été enlevées ou ont été rendues inutilisables.
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Enfin chez soi !

Une bonne nouvelle en ce qui nous concerne. Nous avons déménagé et habitions maintenant une spacieuse et belle maison surélevée de quelques marches et entourée de jardins fleuris, bien agencée, bien aérée, bien fraîche et très facile. En voici un rapide croquis.

-Parterre de fleurs et arbustes
-marches
-pierres bétonnées indiquant que la rue est en contrebas. Le somment des pierres est de niveau avec le sol qui entoure la maison
-paroi rocailleuse, refuge de centaines de petits lézards. Cette paroi d'un m 50 environ monte vers la brousse qui est de niveau avec le sommet de la rocaille et s'élève de plus en plus pour atteindre le somment d'où une des 2 photos jointes a été prise;
- salon avec une large baie en cintre ogival communiquant avec :
- salle à manger;
- notre chambre à coucher;
- celle de Liliane;
- salle de bains;
- W.C.
- vaste terrasse couverte et ouverte à droite vers la parcelle;
- magasin – garde-manger;
- cuisine;
- parcelle;
- palissade en bois avec petite porte;
- marches qui descendent vers la cuisine;
- W.C.des boys;
- boyerie de notre boy Christophe;
- réduit où il n'y a rien actuellement mais où on peut au besoin installer un poulailler;
- chambre où se trouve installé le pigeonnier que j'ai acheté avec 10 pigeons adultes et 5 jeunes;
- réduit pour le bois.

Nous sommes très heureux, car l'autre maison était vraiment peu commode et très vieille. Il y a cependant eu beaucoup de travail à nettoyer car nos ne lavaient certainement jamais à l'eau car on a trouvé des toiles d'araignées jusque dans les armoires.

À présent, on constate la présence de bêtes nuisibles beaucoup moins nombreuses que dans l'autre maison. Nous n'avons pas encore vu un seul scorpion ici depuis notre arrivée. Il est vrai de dire qu'il y a énormément de lézards qui sont très mignons et font beaucoup de bien en écartant les bestioles et en mangeant les moustiques.
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Nous avons eau courante, électricité et égout dirigé vers puits perdu. Par contre pas de gaz. On se demande d'ailleurs ce qu'on en ferait. Pour le café et les petites choses, on les chauffe au réchaud à pétrole.

Pour l'eau chaude pour le bain, nous sommes moins bien qu'à notre première maison où nous avions un chauffe-bain. Ici, les boys remplissent un vaste chaudron qu'ils mettent sur un feu de bois dans la parcelle et cela ne met pas trop longtemps à bouillir.
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Engagement des premiers boys

Le lundi, lorsque je suis entré, je ne me suis pas trop inquiété, pressé que j'étais d'accomplir un tas de formalités indispensables (docteur, administrateur territorial, m'arranger pour les repas, camp militaire pour mes obligations militaires, passeport, etc.). Le matin, déjà, quelques boys stationnaient dans la cour. J'ai pris leur livret, ai été recueillir ce que je pouvais comme renseignements et les ai convoqués pour 5 heures.

À 5 h, j'avais fait mon choix sur l'un d'eux, Kimuni Mokè. Les renseignements n'étaient pas mauvais, il avait l'air déluré et le seul qui comprenait un petit peu de français. Jusqu'à présent je n'ai pas eu à m'en plaindre. Il est débrouillard, et m'a demandé de l'appeler Christophe. Il va quelquefois chez les Pères, y apprend un peu de français et a presque toujours sur lui un catéchisme en kiswahili. D'après son livret, il est originaire de Kongolo et a 21 ans. Je le paie à raison de 40 francs par semaine de posho et 120 fr par mois de salaire. Le seul ennui, c'est que d'après son carnet médical, il a eu une blennorragie. Mais renseignements pris, la presque totalité des boys l'a et c'est encore heureux que ce ne soit pas plus grave. Le docteur chez lequel je l'ai envoyé m'a d'ailleurs donné mes apaisements.

À ma demande, Christophe m'a amené un plus petit pour faire les courses, etc. Celui-là, malgré un séjour en prison pour une peccadille (abandon de travail) est très serviable et docile, doit avoir 15 ou 16 ans mais ne comprend pas un mot de français. Il se prénomme Kishua et est originaire d'Albertville. Je le paie 35 fr pour la ration et 90 fr de salaire mensuel.

Je ne suis cependant pas sûr de le garder car je l'ai dirigé vers le docteur qui doit lui faire une piqûre tous les jours. Il a un furoncle sans gravité au poignet et est atteint légèrement de bilharziose. Le docteur doit m'aviser et il sera peut-être dirigé sur un dispensaire.
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La vie quotidienne d'un "bleu" qui attend que sa famille le rejoigne, et qui habite au quartier Kindu où il prend, chaque matin, le "petit train" qui l'emmène dans les bureaux du CFL où il travaille…

Voici comment je m'arrange pour les repas, respectant d'ailleurs la coutume établie ici. Le matin, levé à 6 heures, je me lave, m'habille et prends sur le pouce une tasse de café que Christophe (le boy) me prépare. À 6 h. 3/4 , je prends le train, et vers 9 h. ½ Christophe m'apporte mon déjeuner au bureau (j'ai acheté un thermos). Je déjeune au bureau. Christophe fait ses courses (achat de pain, beurre, lait ou autres), et revient chercher thermos et panier. Le midi, je me rends au Cercle où j'ai pris un abonnement au mois. Après le dîner, je fais une partie de jeu de quilles avec d'autres nouveaux, un peu plus anciens que moi cependant, puis retour au bureau. À 16 ½ h. je reprends le train pour la maison, je donne mes instructions à mes boys pour le lendemain, leur fais faire quelques petites choses, et pour 19 heures, je pars pour prendre mon souper au cercle. Après le souper, une partie de ping-pong ou de quilles, un cinéma ou autre selon le cas et je repars pour la maison où, suivant l'heure, je lis, fais mes comptes ou prépare ma prochaine lettre. Tu vois que je n'ai de répit que le samedi (pour nettoyer!) et le dimanche (pour jouer au football!).
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Le baptême du feu au CFL… et la suite

À peine nouveau de trois jours, je suis appelé chez mon chef, un Hollandais toujours tiré à quatre épingles, qui m'explique qu'il y a trois mois, un de nos bateaux, le Roulers, a coulé dans le fleuve, chargé de toutes sortes de marchandises, qu'un scaphandrier est parvenu à presque tout repêcher mais que les contenus avariés ou non des colis ont tous été mélangés et sont arrivés pêle-mêle ainsi à Albertville. On aurait voulu confier le travail de liquidation de ces marchandises à un ancien, tout le monde a trop de travail (il y a manifestement trop peu de personnel européen et on engage au compte-gouttes), il n'y a que moi de disponible. J'ai reçu deux nègres qui ne comprennent pas le français et je dois trier tous ces bagages et toutes ces marchandises qui ont reposé pendant deux mois au fond du fleuve, et puis essayer de retrouver les expéditeurs et les destinataires, ce qui n'est pas facile car tous les documents ont été détruits dans l'accident, et enfin essayer de restituer à chacun son bien après l'avoir fait réparer le mieux possible par nos ateliers. Quelques matins par semaine, je vais donc faire ouvrir des caisses et des malles dans un hangar où il fait assez étouffant, mais on enfin on se débrouille et j'espère arriver à un résultat, mais de toute façon ce travail n'est pas agréable car on ne voit pas où on va, on se heurte trop souvent à des obstacles insurmontables, notamment pour les bagages des indigènes pour lesquels il faut écrire lettre sur lettre.
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Le travail est également intéressant. Chacun est ici imbu d'une certaine autorité et, par la même occasion d'une certaine responsabilité, du fait que les Européens constituent la majorité parmi la foule des ouvriers et des employés (clercs) indigènes.

Quelques inconvénients cependant. La Compagnie pratique une politique essentiellement basée sur la compression des frais généraux grevant le prix de revient du transport, d'où insuffisance du personnel remplacé le plus possible (sans grand succès d'ailleurs) par des indigènes, à peine évolués et à salaires infimes, d'où également pléthore d'erreurs à rectifier, abondance de travail (certains font des heures supplémentaires). Les heures normales (les miennes) sont de 7 à 12 et de 13 ½ à 16 ½ en semaine, et le samedi de 7 à 12 ½.

La pénurie de personnel blanc et le fait que chacun a largement sa besogne, imposent à chacun, y compris au nouvel arrivant comme moi, non seulement de se mettre immédiatement dans le mouvement du travail qui lui est normalement confié, mais également de répondre à tout besoin anormal de personnel dans un autre domaine.
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(24/12/49) Le boulot continue. Toujours mon petit train-train. Je suis toujours dans le même service et ai enfin quasi terminé les travaux relatifs à la fameuse barge Roulers. J'ai reçu une belle lettre confidentielle où, en reconnaissance du soin et du zèle que j'ai apportés à ce travail, on m'octroie une gratification spéciale de 1000 francs. De plus je viens comme d'ailleurs tous les agents d'être augmenté. Cela m'a tout de même étonné car je n'ai pas encore 6 mois de maison.

Je crois que d'ici 2 ou 3 mois, on va me confier la direction du Bureau des Litiges (colis égarés, détruits, colis n'ayant plus de marques, plus de documents, réclamations…). On ne me l'a pas encore annoncé mais le bruit circule. Je ne veux pas me prononcer car je ne sais pas exactement si le préposé actuel (fin de terme en avril) y a mis beaucoup d'ordre et de soin et, si j'y acquiers certainement un peu plus d'indépendance, j'aurais tout de même préféré un travail plus mathématique ou plus comptable; enfin, qui vivra verra!
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Enfin, les malles…

J'ai reçu mes deux malles avant-hier lundi 29. Elles ont donc mis 2 mois et je peux m'estimer encore très heureux car ce laps de temps est bien court et je suis un des seuls à n'avoir pas attendu plus longtemps. Il y a des agents qui sont arrivés ici près d'un mois avant moi et n'ont encore rien reçu. J'ai eu une grosse émotion quand j'ai été voir mes malles à la gare. Il y en avait une qui semblait n'avoir pas souffert, mais l'autre! Le dessus tout à fait défoncé et une poignée arrachée. Du coup, quoique les cadenas étaient intacts, j'ai été appeler le chef de garde pour qu'il assiste à l'ouverture des malles et établisse éventuellement un constat d'avarie pour l'assurance.

Quand j'ai ouvert en sa présence, j'ai constaté heureusement que la malle défoncée était celle qui contenait les livres et que, à première vue, rien n'était brisé.

Lorsque le soir je suis rentré avec mes malles et que j'ai fait l'inventaire, je pouvais affirmer que j'ai eu de la chance. Il n'y avait que 3 choses de cassées. Tout le reste, verres y compris, intact! Tu parles d'une chance!
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