Extrait du ''Mouvement géographique - 1904, pp 425,426,427''

Re-dactylographié par E. Janssens - juillet 2005

Il s'agit ici de deux articles différents : l'un provient d'un des agents de la campagne anglaise c/Léopold II, le missionnaire Rd. Dugald Campbell,  et l'autre, concerne le discours du Député John Campbell, lors d'une séance de la session législative, au sujet des mobiles de la campagne.  Il est intéressant de laisser ces articles ensemble.

''La campagne qui se poursuit en Angleterre contre l'Etat du Congo nous offre le curieux spectacle de voir l'Etat attaqué par un Campbell, tandis qu'un autre Campbell le défend.  Le premier est un missionnaire qui compte plusieurs années de séjour au Katanga; le second un membre de la Chambre des communes, pour South Armagh.  Le Révérend Dugald Campbell a adressé à la Société anglaise pour la protection des indigènes, un rapport dont le Times publie des extraits, en les accompagnant de commentaires.  Nous formulons, naturellement, les plus extrêmes réserves quant à l'exactitude des renseignements envoyés d'Afrique par ce missionnaire.  L'attention qu'y apporte le grand journal londonien nous prouve toutefois que la campagne dont le Congo est l'objet, n'est pas prête à prendre fin.  Nous reproduisons d'après le Times du 19 août quelques passages de ce rapport.  Quant à l'honorable John Campbell, il a prononcé, dans l'une des dernières séances de la session législative, d'après la Vérité sur le Congo, un discours dont nous publions les passages essentiels.  Nous sommes d'autant plus porté à reproduire les paroles de l'honorable député que nous y trouvons rappelé l'éloge que M. le consul Casement adresse ''à l'excellent chemin de fer de Matadi au Stanley-Pool, si admirablement construit à travers une région très difficile, et fort bien exploité''.  On est heureux de trouver un tel éloge sous une plume étrangère et compétente.

Rapport du missionnaire Campbell

''Le traitement infligé aux indigènes est et a toujours été la cause des révoltes, des troubles et des exodes vers les territoires d'autres nations''.  Et le révérend Dugald Campbell cite une vingtaine de villages ou de groupements d'indigènes sous un même chef qui, dans ces dernières années, sont partis du Katanga pour aller se fixer à Rhodesia.

''Naguère, nous comptions dans la ville de Msiri au moins 3000 habitants, dont un cinquième du sexe masculin.  Aujourd'hui, il ne s'y trouve plus qu'une trentaine d'hommes!  Le vieux Msiri - qui fut tué en 1891 - était certes un tyran, et gouvernait le royaume de Katanga avec une verge en fer.  Mais je ne crois pas que rien dans son régime pouvait être comparé au système pratiqué par l'Etat du Congo, mille fois plus exécrable et plus oppressif.

''Après tout, sous un despote indigène, il s'agissait de rapports avec des indigènes au sujet de contingences locales et selon la loi établie de la région.  Mais que représente le sentry system de l'Etat du Congo (levée des impôts en nature)?  Il fut inauguré en vue d'un seul objet : recueillir tout l'ivoire de la contrée et empêcher que ni les chefs ni les chasseurs n'en vendent nulle part ailleurs.  L'ivoire devait être fourni, sous peine de voir les villages pillés et incendiés et leurs habitants capturés pour servir comme prisonniers de l'Etat, c'est-à-dire être employés aux constructions de l'Etat, construire les routes de l'Etat, et le tout sous l'action de la chicotte d'Etat.  Comment procédaient, pour remplir leur mission, ces soldats envoyés à un poste du sentry ?  Les femmes du chef et les femmes du village étaient passées en revue et l'on choisissait les plus jolies pour devenir des femmes du sentry.  Celles qui restaient, ainsi que les hommes étaient alors retenus pour construire une ample habitation pour les blancs, un camp pour leurs porteurs ou conducteurs lorsque ceux-ci viendraient à passer par là, et deux vastes locaux pour les hommes du poste, pour établir des jardins et faire tous autres travaux, tels que la brasserie, l'élevage de poules, de chèvres, etc…

''Ces postes se trouvaient souvent à huit ou dix journées de marche de tout officier européen.  Je les ai vus garder, séquestrer des chefs pendant une semaine entière, bien qu'une rançon suffisante eût été fournie.  Continuellement des indigènes, et spécialement les femmes, étaient pris et gardés sous rançon, et les soldats m'ont déclaré maintes fois que c'était là le seul moyen pour eux de se procurer un calicot pour vêtir leurs femmes.

''Je les ai rencontrés le long des routes en expéditions de pillage, voyageant avec vingt et trente porteurs, opérant sous la contrainte et indépendamment des porteurs ordinaires, transportant, eux, les récipients, les effets d'habillement, provisions et armes, et les aidant dans leur besogne dévastatrice.

''Je déclare solennellement, d'après ce que mes yeux ont vu, que ces agents de la sentry exerçaient un pouvoir plus grand sur les indigènes que leurs maîtres et vivaient comme de petits monarques.

''Ces agents avaient à se présenter devant les officiers blancs à chaque nouvelle lune, avec la perpétuelle crainte de châtiments, en cas de rendement insuffisant.  Il était de pratique courante de déplacer les agents qui n'avaient pu assurer une récolte suffisante d'ivoire, et de les faire travailler sous la direction d'autres, à l'âme de bandit (more ruffianly disposed) et dont l'aptitude à assurer la production maxima d'ivoire avait été reconnue.  C'est par ces procédés que l'Etat a fait produire par le sentry system ce qui ne devait être que le résultat du commerce régulier et honnête''.

Le Times fait suivre cet extrait des commentaires suivants :

Voici la conclusion de toute l'affaire, d'après M. Campbell qui dit avoir protesté en vain durant dix ans contre des abus croissants : ''Le traitement des Congolais depuis l'occupation par l'Etat a eu pour effet une dégénérescence morale et matérielle; car l'immoralité extrême (wholesale immorality, immoralité en gros) et la vie de honte imposée aux femmes et aux fillettes, ont violé et blessé profondément les règles et coutumes sacrées du sol africain, et déjà cet état de chose a sorti ses tristes effets.  Certes, il y avait aussi à faire autrefois certaines réserves quant à la condition des indigènes, mais les abus étaient circonscrits, purement locaux.  Or, les 17.000 soldats de couleur, envoyés deci-de-là  dans les districts, bien loin de leurs femmes et de leurs proches, selon les exigences du service de police, ont besoin de femmes partout où ils se rendent, et celles-ci doivent leur être fournies par la population indigène du district où ils fonctionnent.

Les parties de ce rapport concernant des faits ont été communiquées au Foreign Office à l'appui de la demande tendant à ce que la commission d'enquête présentement mise en mouvement par le gouvernement du Congo fasse porter ses investigations sur la situation, sur l'état des choses dans toutes les parties du territoire, aussi bien que dans la région du Congo supérieur.

Une des accusations les plus graves formulées contre le gouvernement du Congo est que celui-ci tolère le trafic des esclaves et en tire profit, alors qu'il se glorifie de l'avoir supprimé.  On prétend que les recruteurs actuels d'esclaves pour les marchés étrangers sont les rebelles des Bateteles, toujours puissants dans les parties méridionales du Congo; mais on reproche précisément au gouvernement du Congo de n'avoir tenté aucun effort pour empêcher ce commerce, lequel est actuellement ''aussi vivace et intense que jamais dans les districts de la rivière Lubudi''.  On nous a signalé une seule caravane d'exlaves ne comprenant pas moins de 3.000 sujets que les autorités ont permis de recruter puis de déporter pour Bihe et Benguela.  ''J'ai traversé plusieurs fois le continent'', dit M. Campbell, ''entre Benguela et Mozambique, et je n'hésite pas à dire que le seul trafic régulier d'esclaves actuellement en cours sur une vaste échelle, se fait dans les coins sud et sud-ouest de l'Etat du Congo'', où les trafiquants d'esclaves ''sont bien pourvus de fusils et de munitions''.

Et M. Campbell ajoute : ''Il n'y a pas longtemps encore, lors de mon retour d'Angleterre, je fus aux îles Principe et San Thomé, et j'y vis des bandes d'esclaves originaires du cœur de l'Etat du Congo, avec qui je conversai dans leur idiome propre''. 

Ce fait mérite de fixer l'attention.

***

Discours du député CAMPBELL

Messieurs,

En parlant des mobiles de la campagne actuelle, on a fait allusion à l'odium theologicum.  Eh bien, j'ai de la répugnance à soulever une question de secte dans l'arène politique; mais J'estime qu'il est de mon devoir d'affirmer en termes catégoriques qu'à mon sens la question religieuse joue un rôle dans le débat actuel.  La Belgique est un pays catholique et les témoignages au sujet des prétendues atrocités sont principalement ceux de missionnaires baptistes, hommes et femmes.  Je citerai assurément certains de ces missionnaires pour réfuter les accusations portes par leurs collègues, mais, dans l'ensemble, il est permis de dire que la plupart des accusations, si grossières et si vagues qu'elles soient, reposent sur les récits de missionnaires baptistes.  Voyez par exemple le Dr Grattan Guinness, qui semble être le protagoniste dans la campagne.  Songez à sa brochure qui porte ce titre impressionnant : ''L'esclavage congolais'' (Congo Slavery).  Nous n'y trouvons, d'un bout à l'autre, que ses chers baptistes, et rien qu'eux.

Nous y chercherions en vain le nom d'un des soldats de cette noble armée, les missionnaires catholiques.  Cependant, si toutes ces horreurs se commettaient, à coup sûr ils en auraient vu quelque chose.  Ou bien nos contradicteurs insinueront-ils que les catholiques font cause commune avec les cannibales ?

Mais à côté de la cupidité insatiable et de la jalousie confessionnelle, il y a encore un autre facteur.  La Belgique est une nation relativement petite et faible et le grand empire britannique se conduit régulièrement suivant un principe qui est juste l'inverse du fier dicton de l'ancienne Rome : Parcere subjectis et debellare superbosL'empire britannique invariablement fait la cour aux puissants et brutalise les petits et les faibles.

Toutefois, ce débat aura eu ceci de bon, c'est qu'il aura mis fin à la légende d'après laquelle, ainsi que disait le très honorable baronet député de la Forest of Dean (sir Charles Dilke), l'Etat Indépendant du Congo serait la ''création'' de la Conférence de Berlin en 1885.

Le noble lord, sous-secrétaire d'Etat pour les affaires étrangères (le comte Percy), a déclaré expressément que, d'après les ministres de Sa Majesté, la naissance de l'Etat Indépendant du Congo remonte au mois d'avril 1884, au moment où, sous le nom d'Association internationale du Congo, il fut reconnu par les Etats-Unis comme un Etat souverain et indépendant, et, dans l'intervalle entre cette date et celle du 26 février 1885, à laquelle son représentant fut, à la Conférence de Berlin, admis à adhérer comme Etat indépendant à l'Acte général de la Conférence, il avait été reconnu par la Grande-Bretagne, par l'Allemagne, par l'Italie, par la France, par l'Autriche, par la Russie, par l'Espagne, par le Portugal et par les petits Etats européens.

Mais, le très honorable baronet (sir Ch. Dilke) soutient qu'en prenant un nouveau nom, l'Association internationale du Congo a disparu et que l'Etat Indépendant du Congo est réellement et véritablement la ''création'' de la Conférence de Berlin.  Le très honorable baronet y met de l'acharnement.  L'empire d'une idée préconçue ne pourrait certainement pas aller plus loin.  Sir Ch. Dilke pourrait tout aussi bien soutenir que, par le changement du titre royal adopté peu après l'avènement de notre souverain actuel, l'empire britannique a été rejeté au creuset et qu'à cette heure il a besoin d'une reconnaissance formelle de la part de l'Europe.

Maintenant j'examinerai quelques-unes des preuves invoques par mes contradicteurs à l'appui de leur thèse.  Il y a, par exemple, la lettre de lord Cromer au marquis de Lar….

Je suis sûr que les honorables membres, qu'hypnotise le seul nom de lord Cromer, liront cette dépêche avec déplaisir car elle ne contient absolument rien.  Lors Cromer s'est borné à remonter le Nil en bateau.  Il l'avoue lui-même : ''Je ne puis pas dire que j'ai vu bien 80 milles de territoire belge''.  Et ici je poserai une question au très honorable baronet, député de Berwick (sir Ed. Grey), qui, parce que le témoignage de sir Harry Johnston et du major Gibbons est favorable à la cause belge, cherche à en diminuer la portée en alléguant que ces auteurs n'avaient qu'une connaissance très superficielle du pays et, en réalité, ne savaient pas de quoi ils parlaient : quelle valeur attribue-t-il aux paroles de lord Cromer qui s'est borné à faire un voyage de plaisance en remontant le Nil, qui a vu moins de 80 milles de frontière belge et qui, semble-t-il, n'a pas débarqué et n'a pas une seule fois mis le pied sur le territoire belge ?  Le très honorable baronet pense-t-il qu'il soit juste de repousser le témoignage de sir Harry Johnston et du major Gibbons et de faire état de celui de lord Cromer ?  D'ailleurs, que dit en somme lord Cromer ?  Tout ce qu'il dit se résume en ceci : pendant son excursion, il n'a pas vu d'indigènes sur la rive belge.  On lui a qit que leurs villages se trouvaient à une grande distance dans l'intérieur; mais, semble-t-il, il s'attendait à ce qu'ils sortissent en masse et se tinssent en rangs sur la rive au moment où passait son yacht!  Le reste de sa courte dépêche consiste principalement en phrases comme ''on m'a rapporté que'' et ''j'ai entendu dire que'', purs ouï-dire, qui ne sont pas des preuves et qui ne pourraient pas suffire à faire pendre même un chien.

J'arrive maintenant au grand document des agitateurs anti-congolais : le rapport Casement.  Avec une impartialité caractéristique, mes contradicteurs ont fermé l'œil en regard des passages de ce rapport qui sont favorables à l'administration congolaise.  M. Casement, votre propre consul, investi d'une mission spéciale, déclare :

'Il y a aujourd'hui partout des preuves de la grande énergie déployée par les fonctionnaires belges dans l'application d'un système d'administration à l'une des contrées les plus sauvages de l'Afrique.  Des stations admirablement bâties et admirablement tenues attendent le voyageur en de nombreux endroits.  Une flotte de vapeurs fluviaux au nombre, je pense, de quarante-huit, qui sont la propriété de l'Etat congolais, font un service régulier sur ce grand fleuve et sur ses principaux affluents.  Des moyens réguliers de communication sont ainsi assurés à certaines parties les plus inaccessibles de l'Afrique centrale''.

Le consul parle ensuite de l'excellent chemin de fer admirablement construit à travers une vaste région, très difficile, et fort bien exploité.  Mais je désire attirer spécialement l'attention sur ce qui suit : des clameurs et des cris de pitié ont été poussés au sujet de la prétendue dépopulation du Congo, qui est notamment attribuée à la barbarie belge.  On accuse le gouvernement de rien moins que de massacrer les indigènes en masse.  Remarques ce que M. Casement dit de cette dépopulation : ''Cette région est, je pense, le siège ou le berceau de la maladie du sommeil qui se répand trop rapidement dans ce coin de l'Afrique.  La population du bas-Congo a été graduellement réduite par les ravages de cette maladie, que rien n'arrêtait et qui est encore mal connue et que l'on ne sait pas guérir : il faut lui attribuer un rôle capital dans cette diminution  en apparence générale de la population que j'ai partout observée dans les régions que j'avais visitées autrefois.  Les indigènes attribuaient certainement le taux effrayant de leur mortalité à cette cause parmi les causes déterminantes''. 

Plus loin, il dit encore :

''Les raisons de la diminution de la population à F…, qui m'ont été données à la fois par les indigènes et par les non-indigènes, tendent à indiquer la maladie du sommeil comme étant probablement l'un des facteurs principaux''.

Dans un autre passage, il dit, parlant du village de H…

''Il y avait à l'époque de ma visite assez bien de cas de maladie dans cette localité et dans celle qui est située plus loin.  Des cas de maladie du sommeil et encore plus de cas de petite vérole.   Les deux maladies ont beaucoup contribué à réduire la population. L'émigration vers la rive française, qui a été considérable autrefois, paraît avoir cessé maintenant.  On fait dans cet endroit des efforts pour améliorer l'état physique et sanitaire de la population et l'on commence à voir les progrès dus à ces efforts, mais on m'a dit que l'amélioration est très lente''.

Il parle ensuite des hôpitaux pour les indigènes et des institutions où l'on poursuit des études bactériologiques ''incessantes et dignes de beaucoup d'éloges''.

Eh bien, nos accusateurs ne font pas la moindre allusion à cela.  Non, tout le blâme est rejeté sur l'Etat, qui ne fait aucun mal, qui est catholique et qui est dans une situation trop prospère.