"Congo Belge: Brisons le silence "

CONGO BELGE

Brisons le silence

Jean-Luc VELLUT


Mis en ligne le 14/10/2005
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L'exposition de Tervuren ferme ses portes dans un climat de contradictions. D'une part, les 130000 visiteurs attentifs qui s'y sont pressés, le souhait officiellement exprimé du Congo de voir l'exposition se déplacer vers Kinshasa, démontrent qu'il existe une demande pour une information variée sur l'histoire de l'ancien Congo belge. Cet intérêt soutenu contraste avec les silences ou quasi-silences qui entourent en Belgique l'histoire du temps colonial. Certes, certaines images d'Épinal connaissent un grand succès. Ce fut longtemps le cas d'images héroïques, celle du grand homme, de Léopold II, le «héros fondateur»; celle des campagnes d'émancipation de l'esclavage, celle de «l'oeuvre civilisatrice», expression surexploitée et qui témoignait du robuste optimisme de l'époque.

D'autres images d'Epinal retiennent aujourd'hui l'attention. Non exemptes d'un certain voyeurisme, elles reproduisent inlassablement des clichés de mutilations, elles dénoncent un monde colonial dont elles ne retiennent que des crimes tant au point de départ (les mains coupées) qu'à l'arrivée (l'assassinat de Patrice Lumumba). Une variante aujourd'hui est d'introduire cette histoire schématisée dans un schéma plus général, celui des génocides du XXe siècle: dorénavant il s'agit d'inscrire le «coeur des ténèbres» dans la logique de l'holocauste.

Il s'agit en fait de deux «bouquets» d'images populaires, les unes rappelant l'esprit «Tintin au Congo», les autres faisant retentir la voix du Commandeur. Malgré leurs finalités opposées, ces perspectives partagent cependant un point commun: une vue moralisatrice de l'histoire de l'Afrique où les acteurs, que ce soit pour le Mal ou pour le Bien, sont exclusivement européens et où les Africains n'apparaissent que comme victimes ou comme une pauvre humanité à racheter, à «régénérer» disait-on. Rallier les médias, l'enseignement, la parole publique à un «bouquet» d'informations dirigées: l'enjeu est de taille, il s'agit de construire et de contrôler une «mémoire».

Le quasi-silence qui entoure les acteurs africains du temps colonial, le simplisme des imageries évoquées plus haut, ne sont que la partie émergée d'un silence plus général. Chose étrange dans une société qui multiplie les appels à la conscience multiculturelle et qui se gargarise de globalisation, ce sont l'ignorance ou le simplisme qui règnent dès qu'il s'agit de l'histoire des empires coloniaux. Celle-ci est pourtant un des fondements du temps présent. Sauf exception, les écoles, les universités n'accordent qu'une attention distraite à l'histoire du Congo, réduite au mieux à la période des fondations coloniales. Il est révélateur que les Archives Générales du Royaume viennent de consacrer un fort ouvrage collectif à une vision renouvelée de la Belgique dans la Première Guerre mondiale. Un chapitre y évoque bien la Belgique dans le monde durant cette grande guerre, mais c'est un silence fracassant qui entoure sa composante coloniale. L'Afrique fut pourtant le seul terrain d'action militaire belge d'ampleur à l'époque, la campagne imposa de lourds sacrifices aux sujets coloniaux de la Belgique et Tabora devint une icône du nationalisme belge.

Rompant avec les silences et les schématismes, l'exposition qui se termine à Tervuren s'est heurtée aux critiques acerbes des détenteurs de droits sur une histoire schématisée du Congo. Jusqu'aux derniers jours, les organisateurs ont subi les reproches de gardiens du Temple, les uns voyant dans l'exposition la trace d'esprits anti-coloniaux complexés, les autres y percevant un exercice d'amnésie organisée, les uns et les autres se retrouvant pour déplorer l'absence d'une «mentalité juste» comme il fut dit.

Le succès de foule montre pourtant qu'il y a place pour une histoire qui, loin des certitudes, aborde le passé avec sérieux sur la base d'une confrontation honnête avec les informations accessibles aujourd'hui. Pourquoi agirait-on autrement avec les empires coloniaux qu'avec l'empire romain, l'empire ottoman, ou d'autres? après tout, à travers l'histoire, les empires multiculturels, tous inégalitaires, tous hiérarchiques, ont été la forme dominante d'organisation politique à grande échelle. Mais le travail historique suppose de l'effort et non pas seulement des raccourcis et des émotions.

L'exposition «Congo: le temps colonial» n'a été qu'un premier pas. Imparfaite, forcément sélective, elle eût pu être plus structurée. Beaucoup pensent en effet qu'elle n'a pas suffisamment établi une hiérarchie entre ce qui est plus important et ce qui est relativement secondaire. Le bilan positif me paraît néanmoins substantiel. L'exposition a en effet introduit dans le débat social quelques données de base pour une connaissance historique raisonnée du Congo belge et en particulier pour sa mise en contexte dans le mouvement plus général des grandes évolutions de l'époque. Au Congo, comme ailleurs en Afrique, le temps colonial s'est greffé sur une histoire plus ancienne. Celle-ci fut longtemps enfouie mais superficiellement sans doute sous l'avalanche des bouleversements coloniaux. L'émancipation de l'esclavage, un acquis révolutionnaire en lui-même, s'est effectuée dans un climat de spéculations capitalistes qui a débouché sur des violences massives et de graves atteintes aux «sociétés tribales», ici aussi un phénomène d'ampleur mondiale. Par la monnaie, par la recherche de la productivité, par le progrès des connaissances appliquées, par le mouvement des capitaux, le «Congo belge» est entré «à pleine vapeur» dans le système global. Une influence marquante a été celle des racines poussées au Congo par la religion des empires coloniaux modernes, le christianisme dans ses différentes formes. Et cette histoire impériale est aussi celle des diasporas européennes et africaines au Congo tout comme celle des diasporas congolaises, à Cuba, en Afrique occidentale, à São Tomé, annonçant les diasporas globales d'aujourd'hui. Cette histoire est encore celle d'une identité congolaise, fortement liée à l'émergence d'une classe des «évolués», un mouvement accéléré durant les années du Plan décennal. C'est l'histoire enfin de l'entrée du Congo dans l'imaginaire et l'identité belges.

Cet effort retombera-t-il comme un soufflé? Va-t-il se développer en Belgique une histoire du temps colonial? Ou les «justes mentalités» vont-elles se substituer au travail de la recherche et de la discussion informées? La rénovation à venir du Musée de Tervuren détient une partie des réponses à ces questions.


© La Libre Belgique 2005