Les hydravions belges du Tanganyika

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23/05/2003 - J.P. Sonck




Offensive allemande


Le 15 août 1914, peu après le déclenchement de la guerre en Europe, les forces du colonel Von Lettow-Vorbeck, gouverneur de l’Afrique Orientale Allemande (Deutsches Ost Afrika ou DOA), franchirent la frontière du Congo Belge malgré la neutralité de notre colonie. Les Allemands s’emparèrent de l’île d’Idjwi sur le lac Kivu avec l’appui d’un canot automobile équipé d’un canon de 37 mm, mais ils se heurtèrent à une résistance vigoureuse des soldats de la Force Publique (FP) et leur flottille basée à Kigoma entreprit des actions offensives le long de la rive belge du lac Tanganyika. Le 22 août 1914, le bateau « Hedwig von Wissmann » de 100 tonnes armé d’un canon de 37 mm et remorquant un radeau d’acieroù étaient fixés deux canons de 88 mm, forçait à l’échouage le vapeur belge de 90 tonnes « Alexandre Delcommune » et coulait d’autres embarcations dans l’embouchure de la Lukuga.


Après l’invasion de la Belgique, le gouvernement belge se replia en France et en réponse aux actes répétés d’hostilités contre notre colonie, il décida de faire participer la Force Publique à la lutte aux côtés des alliés. Deux bataillons d’infanterie furent envoyés en Rhodésie du Sud pour apporter leur aide aux troupes anglaises et ils furent appuyés par le seul vapeur belge du lac Moëro que le lieutenant de Marine Goor avait armé d’un canon Nordenfelt de 47 mm, tandis qu’un contingent de soldats congolais était embarqué à Kinshasa sur le sternwheeler « Luxembourg » et envoyé au Cameroun par la voie fluviale pour aider les troupes coloniales françaises dans leur combat contre les Allemands. Le ministère des Colonies avait trouvé refuge au port du Havre et le ministre Jules Renkin décida la constitution d’une véritable armée pour s’opposer aux forces ennemies de la DOA. Il ordonna l’envoi au Congo Belge du personnel d’encadrement et du matériel nécessaires à la formation de deux brigades de la Force Publique à deux régiments et une batterie d’artillerie.


Cet ensemble de troupes fut constitué au cours de l'année 1915 et placé sous le commandement du général major TOMBEUR. Il comptait 15.000 Congolais et 700 Belges et comprenait la brigade du colonel Molitor, qui prit place au nord du lac Kivu, la brigade du colonel Olsen en position plus au sud entre les lacs Kivu et Tanganyika et le « Détachement des Lacs » de la valeur d'un régiment qui fut confié au colonel Moulaert, commandant supérieur du Tanganyika. Face à cette armée, les forces du colonel Von Lettow-Vorbecck, dont les effectifs avaient presque quadruplé depuis 1914, comptaient 14.000 askari baptisés schutztruppe, des soldats africains encadrés par des officiers et sous-officiers allemands et entraînés selon les standards en vigueur dans l’armée prussienne. Le colonel Von Lettow-Vorbeck ne reçut aucun renfort en hommes, mais il put disposer des équipages des navires hydrographes « Möwe » et « Planet » et de celui des cargos allemands bloqués à Dar es salaam. Deux raiders réussirent à forcer le blocus et apportèrent au colonel Von Lettow- Vorbecck de l’armement et des munitions pour renforcer ses troupes.


Il put également obtenir les 320 hommes d’équipage du « Koenigsberg », un croiseur de la marine impériale de 3400 tonnes détruit par les Anglais le 11 juillet 1915 dans l’estuaire de la Rufiji, dont les canons de 105 mm à tir rapide furent récupérés pour être installés sur affût mobile et distribués sur les divers fronts. Deux d’entre eux furent envoyés avec des canons de 88 et de 37 mm par le chemin de fer du Tanganyikabahn à Kigoma pour défendre la place forte et pour armer le navire de 800 tonnes et de 70 mètres de long « Graf von Götzen » dont une partie des marins de la Kriegsmarine forma l’équipage. Equipé d’un canon de 105 mm à l’avant, d’un canon de 88 mm à l’arrière, de canons légers de 37 mm et de mitrailleuses, le « Graf von Götzen » (1) renforça la flottille allemande, constituée du « Hedwig von Wissmann » de 100 tonnes (2) et des « Wami » et « Kingani » de 45 tonnes, et lui permit de conserver la supériorité sur la marine belge du lac Tanganyika.


La maîtrise des lacs


Le 20 octobre 1914, le lieutenant de Marine Goor fut commissionné capitainecommandant de la Force Publique et reçut la mission d’organiser la flottille du Tanganyika à Kalemie (Albertville). Une jetée fut construite pour permettre la création d’un port et cette cité fondée en 1891 à l’embouchure de la Lukuga devint la base du « Détachement des Lacs » pour la campagne de l’est africain. En mars 1915, la compagnie des « Chemins de Fer des Grands Lacs » (CFL) rejoignit par le rail le lac Tanganyika au port fluvial de Kabalo sur le fleuve Lualaba et Kalemie ne cessa de prendre de l’importance au point de vue stratégique. Sa défense fut assurée par deux canons d’artillerie de marine de 160 mm et des pièces de 76 mm, tandis que le commandant Goor recevait des moyens supplémentaires pour combattre la flottille allemande. Il réceptionna notamment un ponton de 10 tonnes, baptisé « Mosselbak » et armé de deux canons, auquel s’ajouta l’embarcation à moteur « Vedette » munie d’une mitrailleuse. Les navires allemands effectuaient presque journellement des patrouilles sur les lacs Tanganyika et Kivu et les activités de leur flottille étaient à chaque fois signalées au Quartier Général du général major Tombeur par les postes de surveillance.


A plusieurs reprises, il envoya des dépêches au QG/FP de Boma et au ministère des Colonies au Havre et insista pour obtenir des moyens de les combattre. Dans une de ses dépêches, datée du 15 juin 1915 et réceptionnée 24 heures plus tard au ministère des Colonies, le général major Tombeur demanda avec insistance des vedettes lance-torpilles, un sousmarin et des hydravions. La demande suivit son cours et des petites unités navales furent amenées sur place, tant au Kivu, où la canonnière « Paul Renkin » de 14 mètres de long fut amenée en pièces détachées, qu’au Tanganyika, où le glisseur rapide « Netta » de 18 mètres s’ajouta avec son canon de 37 mm à la flottille du cdt Goor, mais il fut impossible de le munir de torpilles Whitehead. Enfin, les Anglais firent parvenir deux vedettes automobiles armées d’un canon de 3 livres, les HMS « Toutou » et « Fifi » de la « Naval African Expedition », qui furent basées au port de Kalemie et commandées par le lieutenant de Corvette Spicer Simson, mais les Français renoncèrent à y envoyer un sous-marin, car on ignorait le relief du fond du lac.


Le ministre des Colonies Renkin chercha également à satisfaire la demande d’hydravions et quelques mois plus tard, il convoqua le capitaine-commandant de Bueger au Havre, dans ses bureaux du palais Dufayel, place Frédéric Sauvage. Ancien colonial et aviateur d’hydravion expérimenté, cet officier avait reçu des Anglais un hydravion Farman du Royal Naval Air Service grâce à ses relations privilégiées et durant l’année 1915, il effectua régulièrement des patrouilles sur la côte belge. Le commandant de Bueger assura au ministre qu’il était possible d’employer l’aviation en Afrique Centrale et le 21 novembre 1915, il fut chargé d’organiser et de diriger l’expédition d’hydravions au Katanga. Il recruta ses hommes au sein de l’aéronautique belge et forma son escadrille avec trois pilotes : le lt Orta, les slt Behaeghe et Castiaux, deux observateurs : les slt Russchaert et Collignon, trois sous-officiers mécaniciens et deux sous-officiers menuisiers. Le cdt de Bueger eut plus de difficultés à se procurer le matériel nécessaire pour sa mission, car l’aéronautique française ne croyait guère au succès d’une telle entreprise. Il tenta sa chance à Londres où il bénéficiait de certains appuis et les membres du Conseil de l’Amirauté, qui avaient été alertés par les dangers que faisait courir la flottille allemande à la Fédération de Rhodésies-Nyassaland, le convoquèrent pour lui permettre d’exposer son projet. A l’issue de cette réunion, de Bueger reçut un appui inconditionnel et fut autorisé à puiser dans les réserves du Royal Naval Air Service. Sans perdre de temps, il se rendit dans leurs dépôts et son choix se porta sur l’hydravion Short qui avait démontré dès 1914 un rôle prépondérant au sein de la marine anglaise. C’était un monomoteur biplan caractérisé par deux plans inégaux de 18 mètres d’envergure qui pouvaient se replier le long du fuselage. L’empennage horizontal était constitué par un plan rectangulaire auquel était articulé deux volets de gauchissement.


Sur le dessus du fuselage était monté une quille de dérive triangulaire en arrière de laquelle était articulé un grand gouvernail vertical. Un petit flotteur, servant à soutenir l’arrière de l’appareil durant l’amerrissage ou en cas de cabrage, était suspendu sous la queue.


Deux grands flotteurs catamarans de trois mètres de long et de 0,52 de large étaient fixés au fuselage par des traverses et deux petits flotteurs d’ailes soutenaient l’hydravion en cas d’amerrissage penché. L’hydravion Short 827 à moteur Sunbean Nubian de 150 ch possédait de bonnes qualités de vol et atteignait la vitesse maximum de 125 km/h. Il avait plus de quatre

heures d’autonomie en vol de croisière et son centrage parfait lui assurait une excellente tenue sur l’eau. Le Short pouvait emporter 1000 kg de charge et était armé d’une mitrailleuse Lewis calibre 303 avec cinq chargeurs-tambours de 97 coups dans l’habitacle.


En route vers le Katanga


Durant le mois de décembre 1915, les hydravion Short 827 portant les numéros « 3093 », « 3094 », « 3095 » et « 8219 » furent démontés et mit en caisses par les soins du Royal Naval Air Service. Chacune des huit caisses constituant un hydravion fut marquée du numéro de série de l’appareil afin d’en faciliter l’assemblage à l’arrivée. Deux moteurs de réserve, de la toile d’avion et des pièces de rechange s’ajoutèrent à ce chargement et le cdt de Bueger obtint l’aide nécessaire pour le faire transporter à Falmouth où il fut embarqué à bord du paquebot « Anversville » de 7694 tonnes, dans lequel les membres de l’escadrille devaient prendre place. Le chargement du navire comprenait également une TSF, le matériel électrique nécessaire aux travaux de mécanique et de menuiserie, trois mille bombes légères de 65 livres et de 16 livres, des munitions pour la Force Publique, des touques d’essence, d’huile et de pétrole. Le navire appartenant à la Compagnie Belge Maritime du Congo prit la mer le 7 janvier 1916 et fit escale à La Rochelle pour compléter son chargement, mais trois jours plus tard, alors qu'il terminait la traversée du golfe de Gascogne, un incendie se déclara sur le pont arrière du navire où étaient stockés des milliers de litres de carburant et il fallut en jeter une partie à la mer.

Heureusement, les caisses d’hydravions et le chargement de munitions arrimés dans la cale arrière ne furent pas atteint. Le voyage se poursuivit sans autre incident et le 4 février, l’Anversville fit escale à Boma, qui était à l’époque la capitale du Congo Belge. Deux jours plus tard, il accosta au port de Matadi et déchargea le contenu de ses cales pendant que le chef

de la mission prenait contact avec les services du chemin de fer du Congo. C’est alors que les difficultés commencèrent, car les locomotives reliant ce port à Léopoldville (Kinshasa) par 400 km de voies étroites à travers les monts de Cristal avaient une capacité limitée à trois wagon, chargés chacun d’un maximum de dix tonnes. Le 7 février 1916, le cdt de Bueger fit charger les caisses de l’hydravion « 3093 » sur le train et gagna Léopoldville accompagné du pilote Behaeghe et de l’observateur Colignon, équipage de cet appareil, et du mécanicien Poncelet et d’un menuisier. Il laissa aux autres membres de la mission le soin d’organiser l’envoi des chargements suivants dans un ordre méthodique de manière à ce que chaque hydravion arrive au complet au terme du trajet à Kalemie, localité portuaire située à 2850 kilomètres où devait également parvenir 50.000 litres de carburant et mille litres d’huile pour les avions, ainsi que le chargement de munitions destiné en grande partie à la Force Publique.


Dès qu’elles furent débarquées au port de Léopoldville, les caisses marquées « 3093 » furent chargées sur un bateau fluvial qui remontait le fleuve Congo vers Stanleyville (Kisangani) où elles arrivèrent le 7 mars. Près de trois mois furent nécessaires pour amener les hydravions à bon port, car à partir de Stanleyville, la voie de transport exploitée par les

Chemins de Fer des Grands Lacs (CFL) s’effectuait alternativement par le rail sur la rive gauche du fleuve Lualaba jusqu’à Ponthierville (125 km), puis sur le bief moyen du fleuve jusqu’à Kindu (320 km), d’où il fallait recharger sur voie ferrée jusqu’à Kongolo (355 km).


De cette localité, le chargement reprenait la voie fluviale le long du Lualaba jusqu’à Kabalo (75 km). Enfin, une liaison ferroviaire de 273 kilomètres, aboutissait à Kalemie (Albertville). On imagine aisément le casse-tête représenté par ces nombreuses ruptures de charges, d’autant plus que cette ligne du CFL avait pour fonction principale de ravitailler les troupes en campagne dans l’est du pays.


Pendant ce temps, la flottille allemande du Tanganyika avait perdu deux de ses bateaux, le « Kingani » de 45 tonnes, qui avait été capturé le 26 décembre 1915 par les marins du lieutenant de Corvette Spicer Simson et rebaptisé HMS « Fifi », et le « Hedwig von Wissmann » de 100 tonnes, coulé le 9 février 1916 grâce à une action combinée des Anglais

et de la flottille du cdt de Marine Goor. Le « Graf von Götzen » s’était retiré dans son repaire fortifié de Kigoma, mais il restait une menace potentielle. A son arrivée au bord du lac Tanganyika, le 1er avril 1916, le cdt de Bueger se présenta au QG du colonel Moulaert qui attendait son arrivée avec impatience. Le Détachement des lacs avait établi ses quartiers au

poste militaire de la Lukuga et il se subdivisait ainsi : les ouvrages de défense du Tanganyika (artillerie de marine, etc..), le 6e bataillon constitué en corps de débarquement et la flottille du lac, auquel s’ajouta l’escadrille d’hydravions. Le cdt de Bueger songeait a y construire sa base, mais la vue du lac Tanganyika le fit changer d’avis. C’est une véritable mer intérieure de 650 km sur 40 à 80 de large, soit une superficie plus grande que la Belgique, et le vent y soulève une forte houle. Le chef de la mission pensa un moment l’établir dans la baie de Burton, en face d’Usumbura, mais elle était trop éloignée du QG.

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