Evénements de juillet 1960

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Monsieur Hulet recommanda de ne point riposter pour la même raison. Lorsque enfin les machines disposèrent de suffisamment d’énergie pour remonter le fleuve, je commandai au télégraphe une marche avant, mal interprété par le mécanicien de fortune, celui-ci envoya une marche arrière… » « Comme je connaissais le fleuve par cœur, je passai le plus loin possible du camp militaire, donc en dehors de la passe navigable. Après avoir essuyé un tir nourri en passant devant le camp militaire de Kongolo, je fis une halte par le travers du poste de la « Cotanga » afin de permettre à la pression de remonter. Je fus informé discrètement par une religieuse qu’une personne avait été tuée. Pour éviter d’ameuter les fugitifs, je fis descendre le corps dans la cale. Nous continuâmes notre remontée vers Kabalo jusqu’à M’Bila où normalement un train était prévu, comme indiqué plus haut. Le chef du Corps des Volontaires, Monsieur Hulet, n’apercevant aucun signe à terre, me fit repartir après une heure d’attente. C’est alors que, après quelques heures de navigation par cette nuit de pleine lune, j’aperçus, venant à notre rencontre, des lumières descendant le fleuve. Il s’agissait du baliseur « KISALE » envoyé de Kabalo pour se mettre en couple avec le « BARON JANSSENS ». Cela se révéla pour moi un soulagement, car j’étais debout, seul à la barre depuis plusieurs heures ; sans contact radio, nous n’étions plus renseignés de l’évolution des événements, complètement isolés du reste du monde !

En effet, notre émetteur récepteur, transformé pour le courant alternatif de terre, ne fonctionnait plus avec le courant continu du bord. Le baliseur « KISALE » nous fut d’un grand secours sur deux points essentiels : Couplé avec le « BARON JANSSENS » qui remontait le fleuve à la vitesse horaire de 5 Km/H, nous forçâmes l’allure. Le « KISALE » possédant à son bord une station en ordre de marche, nous pûmes enfin établir une liaison radiophonique. » « Par radio, le lieutenant Jacquemart, qui se trouvait à Kabalo, ordonna que toutes les armes fussent jetées par-dessus bord afin d’éviter des représailles de la part des soldats à notre arrivée à Kabalo. Je ne pus m’y résoudre et dissimulai mon fusil. A notre arrivée dans ce poste, malgré les 300 impacts de balles relevés sur le « BARON JANSSENS », nous eûmes malheureusement à déplorer 1 mort et 2 blessés. Les soldats congolais fouillèrent chaque personne. Heureusement, le lieutenant Jacquemart (qui fut tué quelques semaines plus tard à Malemba N’Kulu, lors d’un affrontement armé avec des Balubas dissidents) avait encore de l’ascendant sur ses hommes. C’est grâce à lui que l’embarquement dans les compartiments du train se fit sans trop de mal. » [Et madame Tondeleir d’ajouter :] « Lorsque nous eûmes quitté Kabalo, un hommage surprenant nous fut rendu. En passant devant les troupes du lieutenant Jacquemart au garde à vous, ils nous présentèrent solennellement les armes. Tout en craignant un geste sournois et, ma fierté surmontant ma fatigue, je restai debout pour recevoir cet honneur. » « C’était un ordre de la Direction… » [C’est ce qu’affirme Tondeleir et d’autres également... Est-ce exact ? Il a également dit que les premiers européens, dont le père Rubay (fondeur à Kongolo), avaient tenté de retourner vers Kabalo, mais qu’ils avaient disparu du côté de Nyunzu, et qu’on n’a jamais retrouvé leur trace. Qui pourrait nous confirmer ?]

Après-midi du 10 juillet

Les préparatifs de l'évacuation des réfugiés de Kongolo s'accélérèrent. Ils étaient arrivés par train ce matin même après bien des déboires. Les narrations des uns et des autres, de toutes les brimades dont ils furent les victimes souvent controversées, sont consignées dans mon cahier. Mais j'y reviendrai plus tard... Le remplissage de combustible dans les soutes à charbon se terminait ; aux environs de 15.00 heures une « malamba » (locomotive de manœuvres) dégagea les voies du port afin de faciliter l'embarquement. Tandis qu'un technicien contrôlait les appareils de transmission radio, un planton de l'armement déposa le livre de bord et divers documents sur le bureau du commandant. Vers 15.30 heures, le wagon à bagages fut amené face à l'embarcadère : tout fut débarqué sur le quai dans le quart d'heure par les hommes du Corps des Volontaires, reconnaissables à leur brassard aux lettres CV jaunes sur fond bleu qu'ils portaient au bras gauche. A ce moment, un camion chargé de casiers de boissons diverses s'immobilisa à hauteur du « KIVU ».

Deux gars en transpiration, baraqués comme des lutteurs de foire, sautèrent à terre avec une souplesse de gazelle. Ils avaient été si rapides, que ce n'est que lorsqu'ils furent face à moi que je les reconnus. Carlos et Franco Galieri, agés respectivement de 15 et 17 ans. Ils possédaient déjà une stature d'homme. Garçons au cœur tendre, un peu bourrus, actifs, prêts à rendre service, ils s'étaient tout naturellement portés volontaires pour venir en aide, en ces moments de grandes tensions. Les casiers furent posés en attente au pied du gaillard, car des matelots en service terminaient de dégager le pont inférieur... Monsieur Debille, chargé de l'approvisionnement en vivres, me réquisitionna, me priant de dénicher des wagonnets afin de trier et répartir équitablement les provisions qui allaient être embarquées sur les unités marines. Bref, chacun y mettait du sien, et les bonnes volontés, malgré la présence de quelques grincheux, ne manquaient pas.

De quoi se composait ce chargement destiné à restaurer tous ces passagers de fortune ?
Des éléments de premières nécessités.

Soit en vrac :
Du chocolat en tablettes ;
Du sucre en morceaux ;
Du sucre cristallisé ;
Des biscuits et friandises ;
Des boites de nescafé ;
Du lait en bouteilles, en poudre, concentré sucré ;
De 2500 sandwichs ;
Limonades, eaux gazeuses ;
L'eau plate étant fournie par les « filtres » du bord ;
De 5 ouvre-boîtes, ouvre-bouteilles ;
Des cigarettes, des allumettes ;
Du papier à lettres, bics, crayons ;
De réchauds à gaz ;
Fourni par la Compagnie : nécessaire de cabine - torchons - papier hygiénique, etc.

La plupart des commerçants de la ville, rendons leur hommage, contribuèrent largement à l’approvisionnement du bateau. Il s'avéra que le journal de bord qui avait été déposé sur le « KIVU » appartenait à une autre unité de la flotte. Mon père reporta au bureau de l'armement la pièce indésirable et s’enquit des derniers dispositifs stratégiques décidés par les autorités de la ville. Mal lui en prit, car l'imprévisible se produisit. Dans la foule en attente, un bruit circula et laissa sous-entendre que ceux qui désiraient une place privilégiée à bord du bateau en partance, avaient un avantage certain en se présentant les premiers. Ce bruit qui circula de bouches à oreilles avait déjà provoqué ses effets. Par petits groupes, les plus malins s’étaient déjà précipités à l’embarcadère. Dans la bousculade, il s’ensuivit un désordre lamentable. Mon père, alerté à temps, revenu en moins de deux à son bord, gardant son sang froid, dut rétablir l’ordre avec énergie et civisme. En premier lieu, il obligea la totalité des resquilleurs à débarquer, et donna l’ordre des priorités. Il confirma à leur poste les volontaires chargés d’être les « hôtes intermédiaires » entre les passagers et les responsables à bord du « KIVU » et de la barge « MOBA ».

Ensuite l’embarquement s’effectua comme prescrit : les femmes avec les bébés, les enfants en bas âge, mais aussi les personnes qui nécessitaient des soins spécifiques, sous contrôle médical. Le « KIVU » ne comptait que 24 couchettes. Elles furent toutes occupées, à raison pour certaines de 4 bébés par lit. Les prioritaires une fois embarqués, on dirigea les volontaires pour les premiers convois vers la barge « MOBA », unité normalement destinée aux passagers de 4e classe. Enfin, l’embarquement se déroula dans l’ordre préconisé, malgré l’incident. Papa réunit son staff improvisé, donna les dernières consignes pour la traversée vers Kigoma, veilla entre autres à ce que chaque unité ait la présence d'au moins un médecin et d'assistants à bord, un minimum de quatre volontaires pour la cuisine, et un piquet armé du Corps de Volontaires. Quant à lui, il ne lui restait maintenant qu'à mener à bon port tout ce monde... Quelques matelots manquaient à l'appel, c'était l’habitude. Mais, l’ensemble des effectifs resta discipliné. Par précaution, des mécaniciens européens veillèrent aux essais des machines, tel qu’il est pratiqué avant chaque départ. Habitué à naviguer depuis ma plus tendre enfance avec le paternel, je me trouvai désigné « barreur » aux manœuvres de départ, à ma plus grande satisfaction. Le soleil se coucha sur l'horizon, et je pris donc l'initiative, comme la fonction l’exigeait, d'allumer les feux de route et de vérifier que ceux-ci fonctionnaient. La lueur blafarde du compas éclaira mon visage, tandis que je vérifiai le fonctionnement du servomoteur, en lançant la barre du gouvernail, tantôt à bâbord, tantôt à tribord. La sonnerie du télégraphe résonna dans la timonerie. C'était le signal que tout était prêt aux machines. Tout était paré pour le départ...

En dernière minute, mon père fut avisé qu'il n'y avait pas assez de couvertures; les sandwichs insuffisants pour nourrir tout ce monde durant la traversée, et pour comble, les réchauds n'avaient pas de brûleur. C'est monsieur Quinaux qui se chargea de rassembler toutes ces fournitures. Après une dernière vérification avant le départ maintenant proche, chacun rejoignit son poste, prêt à répondre aux ordres... La sirène du « KIVU » annonça le départ. De la passerelle, le commandant, lança les ordres de routine « m'bele na nyuma ». Sur le quai, un docker s’exécuta et largua les amarres avant et arrière. Poussé par une légère brise, lentement le bateau glissa sur l’eau en s'écartant du quai. Moment solennel pour ces passagers de fortune. L'hélice tribord battit très lentement en arrière et dégagea le cul du navire. L'hélice bâbord entra à son tour en action, rectifiant insensiblement la trajectoire du navire. La manœuvre consistait à prendre en remorque la barge « MOBA ». Un barreur congolais confirmé seconda le commandant, paré à toute éventualité, stationnant à l'arrière du bateau et surveillant la manœuvre. A l’aide d'un porte-voix, celui-ci transmit les ordres du commandant et resta vigilant quant à la bonne exécution de ceux-ci par les marins. Le commandant mania les manches du « chapburn » (télégraphe transmettant les ordres à la machine) et arrêta les indicateurs des machine bâbord et tribord sur vitesse « arrière lente », mon père s'aperçut soudain que le télégraphe ne répondait plus. Le temps d'un éclair ses craintes se confirmèrent, les relais avaient été sectionnés, c'était bien un sabotage...

Il lança des ordres au barreur en faction sur l'arrière afin d'attirer l'attention des mécaniciens, pendant que je me précipitai à la salle des machines afin de prévenir les opérateurs. Ceux-ci fort heureusement s'étaient à leur tour rendu compte qu'il y avait danger. Rapidement, avec les réflexes d'hommes rompus aux aléas, des dispositions de secours furent mises en place sur-le-champ. Les ordres furent transmis de vive voix, et l'« en avant toute » fut exécuté à la seconde et mit fin à la manoeuvre. Les bruits assourdissants de toute cette machinerie compliquaient méchamment la communication. Le « KIVU » s'immobilisa à moins de deux mètres de la barge : le pire avait été évité au grand soulagement de tous. L'appareillage reprit son cours normal. Dans le quart d'heure, le convoi prit le large au cap 62°. Le « capita barreur », reprit son poste à la timonerie. Albertville s'éloignait. A bord, chacun avait aménagé sa place sur le pont et la vie reprit son cours. La distribution des victuailles et boissons s’effectua progressivement. Tandis qu’à l’office, des volontaires battaient dans des seaux le lait destiné aux bambins. Les mamans épuisées se faisaient seconder par les plus valides. L’appartement du commandant s’était transformé en infirmerie, apportant un semblant de confort aux personnes encore sous le choc. Le temps était calme sur le Tanganyka. Néanmoins une houle du sud commençait à incommoder nombre de passagers. Une distribution de cachets s'organisa, le stock s'épuisa rapidement... Les plus résistants se sustentèrent, trouvant bien agréable, malgré les circonstances, de goûter enfin en toute quiétude à la brise du large. Tandis qu'un clair de lune généreux réverbérait sa douce clarté sur les eaux du Tanganyka.

Une fois passé les feux de « Bwana N’Denge » et l’archipel des îles Kavala (M’Toa), commença la traversée vers Kigoma. En saison sèche, les vents du S-E venant de l’Océan Indien par le travers arrière tribord du navire, en oblique de celui-ci, sont caractéristiques de cette période. La quiétude du large apporta enfin, un léger baume sur toutes les blessures morales. Au loin sur les collines, des feux de brousse enflammaient les eaux du lac. Quelques pêcheurs sur leur pirogue avaient allumé leur torche et barraient notre route obligeant le steamer à changer de cap. Les navigants y étaient habitués. Cette sensation de liberté au milieu de l’immensité m’avait à nouveau envahi. J’éprouvais ce sentiment à chaque voyage.

Je saisis l’occasion d’insérer ici un poème qu’un parent de Paul et Suzanne Galland, anciens d’Albertville, leur avait dédié en 1956, alors qu’il passait par-là. Inspiré par la profonde majesté du lieu, il l’intitula : Tanganyka

Profonde nuit sur l’immense lac africain ;
Dialogue émouvant entre le ciel et l’onde ;
Dans un silence nu ou s’étale soudain
Une force inconnue et secrète du monde.
Appuyée à minuit au bord du bastingage
J’écoutais en rêvant, le bruit sourd des machines
Et, vibrant sous les chocs alternés du tangage
Je contemplais les feux de brousses des collines
A l’avant, sur le pont où les noirs s’entassaient
L’ombre gardait des chatoiements de cotonnades,
La lune qui luisait, jaune et ronde, accusait
Les contours de ces corps étendus de nomades
A longs coups réguliers, comme un vrai cœur de chair,
Le grand cœur du bateau, battait dans la nuit chaude.
Heureuse, je veillais dans la moiteur de l’air ;
Ceux que j’aimais dormaient, tranquilles jusqu’à l’aube.


Peu après 20 heures, Messieurs Tubax et Gossens, jusqu'ici en faction à la machine, montèrent sur la passerelle pour y savourer, après ces émotions, une « Simba ». Le commissaire de district adjoint, Monsieur Geerts faisait également partie du voyage. Jusqu'ici, j'ignorais totalement qu'il avait embarqué. Après avoir passé le travers du cap Bangwe, on changea le cap sur 45°. Les principaux intéressés se réunirent dans la cabine radio. Papa, déjà en stand-by devant le poste de T.S.F., resta à l'écoute d'un appel général.

Soudain, par le diffuseur grésillant, l'émetteur transmit les appels du poste central : « Allô! Allô! A tous les postes du réseau C.F.L. et des Voies Navigables, ici OQ3AL, ici Albertville qui vous appelle... ». Par trois fois l'appel fut répété.

Ponthierville n'avait rien à signaler, ni Kindu, ni les autres localités. La communication entre les Voies Navigables et « Nectar » était brouillée. (Si je ne m'abuse, il devait s'agir des forces métropolitaines.) « Allô, OQ3CA ! Allô, OQ3CA ! Etes vous à l'écoute ? Over. » Le « Kivu » percevait l'émission 3/5 et répondit à l'appel d'Albertville, qui nous recevait 5/5.

Un premier télégramme nous était destiné, il émanait du District et disait en substance ceci : « Commissaire de District arrivera ce 11 juillet, 9.00 heures précises Kigoma pour se rendre compte sur place état des réfugiés - Stop - Avec mission inciter agents à reprendre leur poste - Stop - Tout rétabli sur la ligne - Commandant du « Kivu » prière les en aviser avant votre accostage Kigoma - Stop. » Signé : Delvaux

Message compris… Mais mal perçu! Du « Kivu », deux messages furent envoyés : « Médecin de la compagnie présent à bord demande pour prochain départ « Kivu » médicaments contre mal de mer en suffisance ». Vint ensuite une litanie de messages qui se succédèrent : « Embarqué sur « Kivu » 425 passagers, sur barge « Moba » 258 passagers. Liste passagers sera remise au retour « Kivu » à Albertville ».

Un troisième message de dernière minute tomba sur le bureau : « Prière avertir chef d'atelier Albertville pour réparation frigos au retour « Kivu » au port d'attache. »

Un dernier message d’Albertville signala : « Attendons livraison 150 danseurs tcha-tcha à Kabalo. » Il s’agissait, on s’en doute, d’un parachutage de para commandos… Sans autre précision !

Ensuite, ce fut au tour de la « Belbase » à Kigoma. Monsieur Debrouwer, consul de Belgique à Kigoma désirait se mettre en communication avec le commandant du « Kivu ». Albertville opéra le relais : « Centre accueil réfugiés prêt au dépôt marchandise Belbase – Stop - Convoi ferré en attente gare Kigoma en vue évacuation Dar-es-Salaam. »

Après toutes ces communications T.S.F., Monsieur Geerts avisa les passagers du message, les invitant à reprendre le travail. Par son intermédiaire, le paternel les informa qu'ils pouvaient dès à présent formuler leurs messages, ceux-ci étant récoltés et déposés à la cabine des transmissions seraient transmis par la radio du bord et relayés ensuite par la voie normale. Durant cette période les radioamateurs de certaines régions reculées réalisèrent un travail remarquable.

Malgré l’inconfort relatif, bercé par la houle et le clapotis de l’eau sur la coque, certains avaient pu trouver le sommeil. Un sommeil souvent troublé par le va et vient incessant d’autres passagers, tandis qu'ils éprouvaient le besoin de bouger, enjambant maladroitement les corps recroquevillés des malheureux assoupis. Bref, cette nuit là fut brève. Sur la passerelle, à même le deck, j’étendis un torchon, et m’enfouis sous une couverture de coton. La place n’était guère confortable, c’est le moins que l'on puisse dire. J’avais les membres endoloris et le cerveau engourdi.

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