Lettre (n°12) du Haut Commissaire Royal, Malfeyt au Gouverneur Général

Voici le texte copié d'un original de lettre émanant des archives au Ministère des Affaires étrangères, pris dans la série de dossiers 32/7/8/9 si je me souviens bien.
Elisabeth Janssens - Mai 2005

    
Dossier 327/8/. Archives du Ministère des Affaires étrangères à Bruxelles


Coquilhatville, le 1er août 1904

Monsieur le Gouverneur Général,

Bien que le Gouvernement soit suffisamment fixé sur les intentions et les agissements des missionnaires anglais et américains dans le Haut-Congo, je ne crois pas sans intérêt de faire connaître l'impression que l'attitude de différents missionnaires m'a donnée au cours de mon récent voyage sur le fleuve.

Le Révérend Grenfell me paraît toujours avoir les mêmes sentiments; il regrette la campagne menée contre l'Etat et dans laquelle ''il y a beaucoup de mauvaises choses'' m'a-t-il dit.  Je crois qu'il s'emploie, sans grand succès d'ailleurs, à rallier ''les collègues de sa society'' à son opinion;  M. Whitehead de Lukolela est un obstiné.  M. Weeks à Monsembe donne des signes évidents de démence, seuls MM. Forfeitt à Upoto et Stapleton, de Stanley Falls (Yakussu) semblent observer la conduite discrète désirée par M. Grenfell.
A mon passage à Yakussu, les missionnaires anglais avaient tenu à me faire un accueil qui, dans les circonstances actuelles, était assez significatif.  Un grand drapeau de l'Etat était arboré à la maison principale; ils m'ont demandé de visiter leur école, d'ailleurs très bien tenue, où 300 élèves libres reçoivent journellement des leçons de lecture et d'écriture dans la langue du pays (le Lekele).
Trois Européens donnent cet enseignement auquel participe aussi Madame Stapleton, la femme du chef de la mission.  L'impression du chef de zone des Falls et de l'adjoint supérieur est que M. Stapleton consacre toute son activité à l'éducation des noirs, qu'il veut lutter sur le terrain avec les Pères du Sacré-Cour établis à Falls.  Jusqu'ici il ne s'est pas occupé de la critique des affaires indigènes.

A Upoto, nous remarquons l'absence de M. Forfeitt au fait que son suppléant s'est mis immédiatement en route pour aller rechercher les ''palabres indigènes''.

Les missionnaires américains ne se sont signalés à l'attention que par leur attitude récente à l'égard de M. Faris.  Ce Révérend qui a eu l'honnête courage de recueillir la déclaration de l'enfant à la main coupée, qui avait trompé M. Casement, semble avait été remercié de ses services par les dirigeants de sa mission.  Cette nouvelle est confirmée par ses collègues, mais le renvoi est attribué à un différend qui a surgi précédemment entre le Dr Lytton et lui.  On a pu remarquer que le steamer ''Livingstone'', de la ''Congo Balolo Mission'' n'a pas embarqué M. Faris et que celui-ci a dû recourir aux transports de l'Etat pour lui, sa femme et son enfant.
M. Clarke, qui est établi à Bikoro, me semble ménager la chèvre et le chou.  Il dit qu'il est hanté des tristes souvenirs du temps où ''les gens manquaient de patience''.

J'ai visité sa mission qui comprend une école où un peu de français est enseigné aux enfants et un atelier de menuiserie où il est formé des ouvriers qui savent assez convenablement travailler.  Les enfants qui fréquentent la mission sont propres et en bonne santé, en somme impression favorable : la bonhomie de M. Clarke est assez séduisante, mais je crois qu'il est bon de s'en défier.
Ce missionnaire m'a remis, au cours de ma visite, un petit cours de français, quelques photographies, -  ne m'a pas remis les plus intéressantes, il paraît - et quelques pages d'écriture de ses élèves.  J'envoie le tout en annexe.

Si les Américains ne semblent éprouver que peu de sympathie pour nous, les missionnaires de la Congo Balolo Mission nous sont, eux, nettement hostiles.  M. Gilchrist, le représentant, et tous ses collègues passent tout leur temps, consacrent une activité fébrile à faire des investigations dans la région où ils sont établis.  Dernièrement, M. Gilchrist a été dans l'Ikelemba pendant un mois environ et est parvenu à persuader, sous promesse de cadeaux, un indigène à l'accompagner à sa mission de Lulonga où il s'est fait sans doute rapporter en long et en large les racontars de la contrée.  Le résultat a été jusqu'ici une plainte remise au Commissaire de District sur un cas de sévices exercés par un capita de négoce sur un indigène.

Certains de ses collègues ne se contentent pas de ces simples investigations, ils font déterrer les cadavres mutilés pour les photographier avec cette conséquence que volontairement ou non ils sont cause ainsi que des sépultures sont violées, des cadavres mutilés par les indigènes qui n'y voient qu'une occasion d'intéresser le blanc et de recueillir des cadeaux.

Telle qu'elle existe, la situation dans la Lulonga et dans les rivières occupées par l'ABIR ne peut perdurer sans causer les plus grands préjudices à ceux qui y exploitent les produits. Les missionnaires sèment l'insoumission parmi les indigènes et les détournent du travail.  S'ils ne le disent pas, si même ils ne le désirent pas, le résultat n'en est pas moins le même.

Je crois que le Gouvernement a tort de supporter aussi longtemps cette attitude. Puisque les missionnaires de la Lulonga négligent leur ouvre d'évangélisation pour  se transformer en détectives et en agents politiques, pourquoi le Gouvernement ne confierait-il pas la mission religieuse à accomplir dans le bassin de ces rivières des associations plus soucieuses de l'exercice de l'apostolat.  Nous avons ici les braves Pères Trappistes, un peu frustres, mais qui paraissent s'accorder parfaitement bien avec les indigènes, je crois qu'il ne leur faudrait pas longtemps pour acquérir dans la région une influence qui combattrait sans difficulté celle des représentants de l'entreprise Guiness de Liverpool.

Je ne citerai qu'une comparaison de la manière d'agir respective des missionnaires de la Lulonga et des Trappistes.
A Lulonga, M. Gilchrist éloigne de sa mission les malades du sommeil sans leur donner aucuns soins.  Les Pères Trappistes, eux, non seulement soignent leurs malades, mais recueillent et soignent tous ceux que les indigènes veulent leur amener.  La commission médicale de Liverpool a pu constater avec quel soin, quel désintéressement ces braves gens s'occupaient de ces malades.  Déjà l'un d'eux a succombé à la maladie, victime de son dévoûment.

On ne peut pas douter que les indigènes n'apprécient ces dévoûments et qu'ils font entre les Trappistes et M. Gilchrist un parallèle qui n'est pas à l'avantage de ce dernier.

Le Directeur de l'ABIR, que j'ai vu récemment, m'a dit qu'à son avis si les Pères Trappistes s'installent à Basankusu, c'en est fini de l'influence des missionnaires de la Congo Balolo Mission.

Le Haut Commissaire Royal,
     c(s) Malfeyt