Quand les maquis de Kabila menaçaient Albertville

© Jean-Pierre SONCK

Le front de l’Est

Au début de l’année 1965, le leader baluba Laurent-Désiré KABILA, qui portait le titre ronflant de « Commandant Suprême de l’Armée Populaire de Libération du Front de l’Est », obtint le contrôle de l’aide militaire livrée par la Chine Populaire. Des tonnes de matériel de guerre, transportées de Dar es Salam par le chemin de fer tanzanien, étaient stockées à Kigoma en attendant d’être transportées au Congo par une flottille de bateaux rebelles. Elle comprenait trois petits navires pouvant transporter 2 tonnes de chargement et plusieurs bateaux plus légers qui traversaient le lac Tanganyika durant la nuit. De Kigoma, son port d’attache en Tanzanie, cette flottille accostait dans les ports de Baraka, Kasimia et Yungu (proche de Kibamba), où des porteurs, réquisitionnés parmi la population civile, acheminaient les chargements vers les bases rebelles surplombant le lac Tanganyika, dont la plus importante était Kibamba-Yungu, (dite Luluabourg). Une grande partie de cette aide chinoise était destinée à la Zone II du Front de l’Est, commandée par le général ANZULUNI et divisée en quatre groupements : Fizi, Kilembwe, Mukundi et Kasongo (chaque groupement de l’APL avait un état major régional qui disposait de quatre bataillons).

L’armée congolaise tenta de contrôler la contrebande d’armes sur le lac Tanganyika et des patrouilles furent effectuées à partir d’Albertville avec l’ancien navire de l’IRSAC « MS Président ERMENS » muni d’armes lourdes, la vedette des Douanes « Luka » et le remorqueur du CFL « Ajax » (ce navire tomba aux mains des Cubains près de Kabimba-Yungu le 12 juin 1965). De son appartement bien meublé de Kigoma, où on le voyait plus souvent qu’au front, Laurent-Désiré KABILA envoya le 13 mars 1965 un communiqué aux membres du « Conseil Suprême de la Révolution » MITUDIDI et SHABANI, ainsi qu’au chef d’Etat Major MASENGO et aux généraux BIDALIRA (Zone I - 1ère brigade d’Uvira) et ANZULUNI (Zone II- 2e brigade de Fizi), pour dénoncer « les gens qui cachent des fusils et des munitions (balles) que nous recevons des pays étrangers différents pour libérer le Congo des mains des mercenaires et de leurs laquais ». Il terminait par ces mots : « Toute personne qui ne veut pas observer les règlements qui émanent des autorités du CNL doit regagner son domicile, le Congo sera libéré par ses propres fils ». En avril 1965, le « leader massimo » Fidel CASTRO fournit l’assistance technique nécessaire aux rebelles de l’est du Congo en leur envoyant 120 Cubains, dont « el commandante » Ernesto « Chè » GUEVARA, alias « Tatu » (numéro trois en swahili), et son garde du corps Carlos COELLO. Le Chè, revêtu de son uniforme vert olive et coiffé de son éternel béret noir, rencontra Laurent-Désiré KABILA qui lui interdit formellement de participer aux combats.

Une partie de ces Barbudos, dont Chè GUEVARA, rejoignit la base de Kibamba-Yungu, dite Luluabourg, où était entreposée une partie de l’aide chinoise qui se composait de pièces d’artillerie (mortiers de 60 et 80 mm et canons sans recul de 76 mm), de lance-roquettes antichars RPG, de mines ATK et anti-personnelles, de DCA, d’armes d’Infanterie, de munitions, de moyens de transmission et d’équipement, dont des hôpitaux de campagne et des uniformes chinois de couleur jaune. Ce matériel militaire aurait permis à tout bon stratège de lancer une attaque victorieuse sur Albertville, mais Laurent-Désiré KABILA ignorait la situation militaire du front et il donna l’ordre à Chè GUEVARA d’attaquer Albertville par une attaque frontale. Cette décision fut repoussée par le chef des Barbudos qui préférait lancer une longue campagne de guérilla pour faire tomber la ville comme un fruit mûr en coupant les communications de la ville, en sapant le moral des soldats de l’ANC et en harcelant ses avant-postes de Lembo Katenga, Lulimba, Bendera, Kabimba etc. Quelques Barbudos pilotèrent les vedettes rapides d’origine russes basées à Kigoma et d’autres furent envoyés à Lubondja pour entraîner aux tactiques de guérilla le bataillon de Joseph MUNDANDI formé avec 500 réfugiés tutsi (Inyenzi). Dans un autre message adressé à Chè GUEVARA, le Commandant Suprême de l’Armée Populaire de Libération du Front de l’Est lui ordonna de lancer une attaque sur la centrale hydroélectrique de Bendera qui ravitaillait Albertville. Le chef des Cubains castristes était réticent à cette opération car cet objectif était bien défendu, mais il accepta de former une force conjointe de Barbudos cubains et de tutsi ruandais alliés de l’APL pour l’attaquer. Il chercha également de réorganiser la distribution de l’armement et des munitions de manière plus efficace.

La garnison de Bendera se composait de mercenaires du 65e peloton du 6e Bn codo et des Katangais du 9e bataillon Commando bien entraînés à la contre-guérilla dans un centre d’entraînement commando rudimentaire. Le 9e bataillon Commando, qui avait été créé à Manono par le major PROTIN de l’ATMB en septembre 1964, avait été reconstitué au cours de l’année 1965 avec 450 gendarmes katangais et un cadre d’officiers et de sous-officiers rapatriés d’Angola, dont le capitaine Albert KANIKI qui commandait l’unité. Le 2 juin 1965, un groupe de quarante conseillers cubains mené par le commandant Norberto Pio PICHARDO, alias « Inne », se dirigea de Lubondja vers la centrale hydroélectrique de Bendera avec le bataillon tutsi commandé par Joseph MUNDANDI et un commissaire politique. Ils se cachèrent dans le village de Kanana, proche du carrefour de Lulimba pour  reconnaître la région et recueillir des informations sur les forces de l’ANC qui défendaient Bendera. Bien que Joseph MUNDANDI avait reçu une instruction militaire en Chine, ses hommes n’étaient pas très bien entraînés et manquaient d’expérience guerrière. Cinq jours plus tard, les Barbudos dressèrent une embuscade sur la route de Lulimba avec les Tutsi et ils surprirent un véhicule de l’armée congolaise qui fut détruit.

Le bataillon de combattants rwandais déclencha l'attaque le 29 juin, après avoir envoyé un groupe dresser une embuscade sur la route pour retarder l’arrivée des renforts envoyés d'Albertville. Malgré l’appui des Cubains, le bataillon de Joseph MUNDANDI ne parvint pas à s’emparer des positions fortifiées entourant la centrale hydroélectrique de Bendera et les Tutsi s’enfuirent en débandade. Le commandant PICHARDO et trois de ses Barbudos furent tués, ainsi qu’une quinzaine de Ruandais. Deux T-28D du WIGMO survolèrent la région et leur arrivée mit en fuite les quelques Tutsi qui combattaient encore. Les assaillants ne purent emporter les corps de deux Cubains, dont l’un fut identifié par ses papiers. La CIA fut alertée et s’intéressa au carnet de campagne de Sadiz GEREZ GOMEZ. Ce Barbudos avait quitté La Havane le 22 avril 1965 par avion Aéroflot à destination de Moscou d’où il avait gagné Kigoma en effectuant plusieurs escales. Lors d’une conférence de presse qui se déroula à Léopoldville, le premier ministre TSHOMBE dénonça la présence de mercenaires étrangers au sein de l’APL et il montra aux journalistes des documents saisis sur deux des Cubains tués par l’ANC. Le lendemain de l’attaque de la centrale hydroélectrique, un groupe de Cubains et des Simba, détachés de la 2e brigade de Fizi par le général Jean ANZULUNI, attaquaient Lembo Katenga, mais ils furent repoussés.

Le Groupement Opérationnel « Ops Sud » de l’ANC

La visite tant attendue de Laurent-Désiré KABILA dans les maquis du Front de l’Est se déroula le 7 juillet 1965. Il déploya une grande activité pour mobiliser les masses paysannes et il harangua les combattants du Front de l’Est pour tenter de rétablir la discipline, mais après un séjour de cinq jours sur le front, il rejoignit tranquillement la Tanzanie. Le groupe de Cubains, commandé par Martinez TAMAYO, alias « Mbili » (numéro deux en Swahili), organisa d’autres embuscades avec le bataillon tutsi de Joseph MUNDANDI et le 16 août 1965, une petite colonne de véhicules escortée par deux blindés Ferret fut détruite sur la route menant à la centrale hydroélectrique de Bendera. Cette attaque coûta la vie à sept militaires dont trois sud africains de l’escorte et deux sous-officiers belges, les adjudants SWINNEN et DEMAAT de l’ATMB. Quelques jours plus tard, Mike HOARE annonça à la Presse l’arrivée d’un renfort de 250 Sud Africains à Albertville. Au même moment, Chè GUEVARA, alias « Tatu » écrivait : « Nous ne pouvons pas prétendre que la situation se présente bien, les chefs du mouvement passent le plus clair de leur temps en dehors du territoire » et il ajoutait : « Le travail d'organisation est quasiment inexistant, vu que les cadres moyens ne travaillent pas, ne savent d'ailleurs pas travailler, et que personne ne leur fait confiance ». Le chef d'état-major Ildephonse MASENGO proposa à Chè GUEVARA d’organiser une attaque sur Uvira, localité proche du Burundi sur le lac Tanganyka, mais le chef des Barbudos refusa car il ne connaissait pas le dispositif ennemi et n’avait pas confiance dans les Simba chargés de mener l’attaque, mais il envoya un de ses Cubains à Bujumbura.

Sa mission était de s’introduise au Congo pour évaluer l’aide à apporter aux maquisards de la 1ère brigade d’Uvira (Zone I ) en instructeurs et en armes. Chè GUEVARA  proposa également de monter des embuscades plus au nord de la localité, mais il se heurta à un refus sous prétexte que cela pourrait gêner l’attaque en préparation. Le 6 septembre 1965, des attaques de guérilleros Simba eurent lieu dans la plaine Ruzizi contre les localités de Luvungi, Nzombe, Uvira et Kavimvira, mais les mercenaires de la Sucraf intervinrent à Kavimvira pour repousser des incursions rebelles. Une partie de la population bafulero, lasse de cette guerre, se rangea au côté du gouvernement et fut regroupée à Uvira et à Kiliba sous la protection de l’ANC. Grâce à l’appui des Cubains, le Front de l’Est représentait une menace sérieuse pour l’ANC et le Quartier Général de Léopoldville créa le Groupement Opérationnel du secteur Sud ( Ops Sud ) qui fut confié au col Eustache KAKUDJI, un des rares officiers de valeur de l’armée congolaise. Pour étoffer le Quartier Général de l’EM d’Ops Sud, le général Joseph-Désiré MOBUTU envoya à Albertville le ltcol Roger HARDENNE comme chef d’Etat Major du Groupement Opérationnel du secteur Sud, et une équipe logistique d’officiers et de sous-officiers de l’Assistance Technique et Militaire Belge (ATMB) triée sur le volet, dont le cdt VERDICKT, ancien officier de renseignements de la Force Publique.

Il dirigea la section S-2 d’Ops Sud chargée de collecter les informations sur l’APL et de fournir des cartes de la région aux unités chargées d’opérer contre les maquisards. La section S-2 coordonna ses activités avec celles de l’antenne de la CIA installée à Albertville et celles de la Sûreté Nationale et s’assura également de la collaboration des chefs coutumiers de la région. Les transmissions radio d’Ops Sud furent confiées aux commandants MARCHAND et VAN DE LOISE et à des sous-officiers TTR. En mai 1965, l’aide américaine COMISH livra des vedettes en fibre de verre au WIGMO, une officine chargée de l’aviation d’appui dépendant de la CIA. Le capitaine de l’US Marine KAPLAN prit la tête de cette flottille chargée de lutter contre le trafic d’armes sur le lac et le « MS Président ERMENS », sorte de bateau-mère, fut muni d’une installation radio à ondes courtes et d’un radar anglais Decca. L’équipage des vedettes rapides qui sillonnaient le lac était composé en majorité de commandos sud africains. Dès qu’ils recevaient un message radio leur signalant les échos radars suspects, ils se rendaient sur place pour effectuer un contrôle. Ils étaient appuyés par l’aviation du WIGMO qui effectuait des missions de reconnaissance à partir d’Albertville et agissait contre tout objectif ennemi. La flottille fut renforcée ensuite par six patrouilleurs rapides Swift Mark II livrés également par les Américains, tandis que le cargo « MS Urundi » de 120 mètres de long, réquisitionné au CFL, était transformé en navire d’appui et de ravitaillement. La zone d’opération des maquisards s’étendait dans nord du Katanga et dans le sud Kivu, hors ces provinces dépendaient de deux Groupements de l’ANC : le 4e Groupement ANC commandé par le général Louis de Gonzague BOBOZO et le 5e Groupement ANC commandé par le col KABINGWA BENEZETH, deux officiers congolais dont il fallait ménager la susceptibilité.

Les unités du 5e Groupement de l’ANC déployées dans le sud du Maniéma comprenaient le 3e Bn Commando ANC du major DANGA qui tenait Kasongo, le 7e Bn de gendarmerie ANC du major TABALINDE cantonné à Kalole et le 7e Bn Commando katangais, cantonné à Mwenga. Ce bataillon de Bahemba commandé par le lt TAMBWE était encadré par les mercenaires européens du lt D’HULSTER provenant du 6e bataillon Commando, mais ses effectifs étaient incomplets. L’offensive de l’ANC démarra dans le secteur de la Ruzizi où le groupe parachutiste «Cobra» commandé par le major Pierre BOTTU, commandant en second du 6e bataillon Commando, opéra en direction du port de Kalundu depuis la Sucraf à Kiliba. Sa mission était de nettoyer la région de ses maquisards bafulero et de leurs alliés bavira. Le 13e Bn Inf était en position à Kamanyola et le 8e Bn Inf tenait garnison à Uvira. L’interrogatoire des prisonniers et l’étude de documents capturés permirent une évaluation complète du dispositif rebelle et le S-2 rédigea des rapports périodiques et des synthèses de renseignements qui furent transmis pour information au QG/ANC de Léopoldville, à l’antenne de la CIA et aux autorités militaires et civiles d’Albertville. Le Groupement Opérationnel combattit le front de l’Est par tous les moyens et la flottille du WIGMO commença à imposer sa loi sur le lac Tanganyika avec l’appui de l’aviation.

Dans la nuit du 20 septembre, le remorqueur « Ajax » capturé par les Simba, fut stoppé à coups de mitrailleuses par les vedettes des Sud Africains. Il tirait une barge chargée d’approvisionnements pour les maquis rebelles et avait à son bord des personnages importants dont deux officiers supérieurs de l’APL. Ils furent capturés et des documents furent récupérés avant que le remorqueur ne coule. L’interrogatoire des captifs et l’étude des documents ennemis par le S-2 d’Ops Sud apportèrent des précieuses informations sur la disposition, le moral et l’armement des forces de l’APL. Ces documents donnaient également des renseignements sur l’importante base rebelle de Kibamba-Yungu située sur les hauteurs bordant le lac et totalement ignorée de l’ANC. Cette base de l’APL était contrôlée par Chè GUEVARA qui avait organisé les travaux défensifs autour de la base. Un groupe de Cubains assurait une instruction militaire aux combattants simba et leur apprenant les tactiques élémentaires de la guérilla. Un des Barbudos était chargé de l’artillerie et deux autres s’occupaient du renseignement. Chè GUEVARA et ses Cubains supervisaient les activités du camp qui disposait d’un centre administratif, de cantonnements pour les troupes congolaises, d’un centre de transmissions, d’un champ de tir, d’un hôpital, d’une infirmerie, d’une salle de cinéma et d’une école de théorie en guérilla. Cette base de Kibamba-Yungu, (dite Luluabourg), possédait également une boulangerie, une cuisine, une boucherie et des casemates semi-enterrées en rondins qui abritaient les munitions et les armes fournies par l’aide chinoise. Située  à 150 km au nord d’Albertville, la base était bien défendue contre les raids aériens par une quinzaine de mitrailleuses lourdes Degtjarev DShK M38 de 12.7 mm sur trépied de DCA. Elle était entourée de champs de mines et de barbelés et des tranchées d’Infanterie et des positions de canons sans recul et de mortiers complétaient la défense de la base contre toute attaque terrestre.

Suite | Sortir