A propos de Mark TWAIN et de son pamphlet

Pour info, voici recopié le texte que j'ai reçu et qui a paru dans la rubrique ''Polémique'' de ''La Revue générale n° 04 / 2005'' et dont l'auteur est Liane RANIERI (Docteur en histoire - Université libre de Bruxelles). Elisabeth Janssens

''A PROPOS DE MARK TWAIN ET DE SON PAMPHLET LE SOLILOQUE DU ROI LEOPOLD (Borson, 1905)''

''La représentation au Théâtre des Martyrs à Bruxelles du Soliloque du roi Léopold et la récente publication de l'ouvrage aux éditions L'Harmattan n'ont pas manqué de faire à nouveau resurgir la vieille polémique née il y a cent ans autour de ce texte sulfureux. Nous avons demandé à l'historienne Liane Ranieri de nous permettre de reproduire ici, traduite en français, la conférence que, à l'invitation du Centre d'études Mark Twain, elle avait en 1997 donnée sur le Soliloque à l'Université de la ville d'Elmira dans l'Etat de New-York. Cet article - que nous remercions donc Liane Ranieri de nous avoir confié - relatant notamment les circonstances qui amenèrent Mark Twain à rédiger son Soliloque, permettra, nous l'espérons, au lecteur d'y voir plus clair sur les faits et autour des questions que, un siècle après sa parution, ce fameux pamphlet continue encore et toujours à susciter."

''AVANT-PROPOS

Elmira est une petite ville universitaire américaine d'environ quarante mille habitants, au centre de l'Etat de New York, non loin de la frontière canadienne. Elle abrite aujourd'hui le Centre d'études Mark Twain, car c'est la ville natale de l'épouse de l'écrivain, Olivia Langdon, et c'est là que Twain venait en famille passer tous ses étés et qu'il composa quelques-uns de ses romans les plus fameux. Au XIXe siècle, la ville avait connu une grande prospérité et le chiffre de la population dépassait de loin celui d'aujourd'hui. Des inondations catastrophiques survenues au début de ce siècle signèrent son relatif déclin, mais Elmira s'enorgueillit encore aujourd'hui de s'être signalée par sa tolérance raciale à l'égard des noirs fugitifs qui, au XIXe siècle, tentaient de passer clandestinement la frontière du Canada pour échapper à l'esclavage et qui trouvaient auprès des milieux abolitionnistes de la ville refuge et assistance : une atmosphère qui convenait tout à fait à l'auteur de Tom Sawyer et de Huckleberry Finn.

Tous les quatre ans, le Centre d'études universitaires Mark Twain d'Elmira organise une conférence internationale sur les aspects de la personne et de l'ouvre de son héros.

Il faut dire que, aujourd'hui encore, l'abondante production littéraire de Twain compte quelques best sellers parmi les trente volumes de ses ouvres complètes, encore et toujours rééditées aux Etats-Unis, où l'on considère que cet autodidacte du Middle West, profondément américain, a libéré son pays de la tutelle intellectuelle de la Grande-Bretagne. Ecrivain fécond, génial mais irrégulier, Twain avait une personnalité généreuse. Partout où il croyait découvrir une injustice ou une oppression, il a pris la défense du faible et de l'opprimé : il attaque l'Angleterre à propos de la guerre des Boers, le roi des Belges pour sa politique au Congo, le tsar pour son absolutisme. Il fustige même la répression contre les Boxers en Chine et même les Etats-Unis à propos de leur politique colonialiste aux Philippines où des lynchages de Noirs dans le Missouri.

En vieillissant, Twain se fit plus amer et plus sombre. C'est pourtant après 1900 qu'il atteignit la gloire et devint pour ses compatriotes une sorte de prophète et d'oracle, au moment même où sa créativité se tarit. Certains voulurent en faire un président des Etats-Unis. Mais, dit-il, si je devais passer quatre ans à la Présidence, je n'oserais plus regarder ma conscience en face, car la politique pervertit tous ceux qui s'en mêlent. Ce qui lui valut le titre de Voltaire américain.

La conférence quadriennale d'Elmira en août 1997 avait choisi pour thème le centenaire de son livre Following the Equator. C'est à cette occasion que je fus invitée à évoquer le pamphlet de Twain, intitulé King Léopold's Soliloquy. Le texte qui suit est la version française de cette communication faite en anglais.

L.R. ''

''Nous sommes en octobre 1904, Mark Twain a 69 ans. Il est au faîte de sa gloire littéraire, mais il est ébranlé par la mort récente de sa femme Olivia, décédée en juin, quatre mois plus tôt. The disaster of my life, écrira-t-il à ce propos dans son Autobiography. C'est après qu'Edmond Morel, un journaliste anglais qui vient de fonder à Liverpool la Congo Reform Association, arrive aux Etats-Unis pour plaider sa cause et y fonder une branche américaine de son association.

Il demande à être reçu par Mark Twain, dont il espère le concours, et il lui décrit les récits des injustices et des abus perpétrés contre les indigènes, récits qu'il a recueillis auprès des missionnaires protestants travaillant au Congo.

Morel réussit à éveiller l'indignation de Twain et, quand il le quitte, celui-ci lui promet de mettre sa plume au service de sa cause. Fin mars 1905, Twain met le point final au Soliloque du roi Léopold. C'est un pamphlet féroce d'une cinquantaine de pages, dans lequel le roi des Belges est présenté comme un tyran barbare, à l'égal du tsar Nicolas II, auquel Twain vient de consacrer également un Czar Soliloquy. Il a, par ailleurs, comme à son habitude, travaillé aux deux oeuvres à la fois, passant de l'une à l'autre.

On peut se demander pourquoi Twain, qui n'est jamais allé au Congo au cours de ses pérégrinations autour du monde, s'est ainsi impliqué dans la compagne anti-congolaise, qui a commencé en Grande-Bretagne dans des buts pas toujours innocents. Pour mieux comprendre sa démarche, il convient de la replacer dans le cadre des relations entre les Etats-Unis et le Congo de Léopold II.

LES ETAT-UNIS ET LEOPOLD II

Léopold II (1938-1909) est l'exact contemporain de Mark Twain (1835-1910). Nés tous les deux en 1838, ils se succèderont à quelques mois de distance dans la mort, à 74 et 75 ans. En 1865, Léopold II, qui a trente ans, monte sur le trône de Belgique, une monarchie constitutionnelle créée en 1830. Son père, Léopold Ier, oncle de la reine Victoria d'Angleterre, avait largement contribué à introduire et à développer la révolution industrielle en Belgique, qui fut notamment le premier pays du continent européen à être doté du chemin de fer dès 1835, car à l'instar de la Grande-Bretagne, il possédait le charbon et le fer. Léopold II, encore prince héritier, s'était très tôt convaincu qu'il fallait une colonie à ce pays en pleine expansion, pour renforcer encore sa prospérité. C'était dans l'air du temps. Après divers projets infructueux, l'intérêt du roi s'était porté définitivement sur le Congo, pays mystérieux entré tout à coup dans l'actualité à la suite de diverses découvertes géographiques retentissantes. L'une des plus importantes fut la traversée du continent d'est en ouest et la descente du fleuve Congo par Henry Morton Stanley (1840-1904) qui, après 999 jours, arrive à Boma, à l'embouchure du fleuve en août 1877. Stanley s'était déjà couvert de gloire en retrouvant en 1871 sur le lac Tanganyika l'explorateur écossais Livingstone, disparu depuis de longs mois en Afrique centrale. Par sa traversée du continent, Stanley, né Gallois mais Américain par adoption, avait ainsi accédé à la renommée mondiale.

Lorsqu'à son retour d'Afrique, il débarque à Marseille, deux émissaires de Léopold II l'attendent sur le quai. L'un d'eux est le général américain Henry Shelton Sanford (1823-1891), qui avait été ministre plénipotentiaire des Etats-Unis à Bruxelles de 1861 à 1870. Après son retour en Amérique, il était resté en relations amicales avec Léopold II. Il était d'ailleurs devenu président du Comité américain de l'Association internationale africaine, fondée en 1876 par le roi des Belges pour favoriser la connaissance de ce continent. C'est Sanford qui est chargé d'engager Stanley au service de Léopold II.

L'explorateur repartira donc une troisième fois en Afrique, avec mission cette fois de conclure avec les chefs indigènes des traités accordant à l'Association l'abandon de terrains pour y créer des stations.

L'idée coloniale n'intéressait guère la Belgique du XIXe siècle. Ce n'est donc pas dans son propre pays que Léopold II trouvera des appuis officiels, même s'il pourra compter sur beaucoup de soutiens privés. D'autre part, il sait que les puissances européennes se soucient peu de reconnaître à ses entreprises africaines le statut d'Etat. Avec l'aide du général Sanford, dont le crédit est grand à Washington, il va donc rechercher l'appui des Etats-Unis, en promettant d'appliquer au Congo la liberté complète du commerce. Les efforts de Sanford seront couronnés de succès lorsque, le 10 avril 1884, le Sénat et le gouvernement américains reconnaissent officiellement l'entreprise léopoldienne comme un Etat ami. Cette reconnaissance est l'ouvre personnelle de Sanford. On peut dire qu'elle est à la base de la fondation de l'Etat du Congo, car elle a renforcé la position du roi vis-à-vis des nations européennes. En novembre 1884, s'ouvre la conférence de Berlin. Quinze pays se réunissent afin de définir le statut international du bassin du Congo. Léopold II s'engage de son côté à assurer la liberté de commerce pour tous dans son nouvel Etat. Monarque constitutionnel en Belgique, Léopold II devient, à titre personnel, souverain absolu au Congo, qu'il gérera comme une propriété privée. Jusqu'alors, tous les frais de l'entreprise avaient été assumés par la fortune privée de Léopold. Lorsqu'en 1890, une nouvelle Conférence internationale le charge d'extirper l'esclavage qui sévissait encore dans l'Est du pays au profit des potentats arabes de l'Afrique orientale, la situation financière du roi devient désespérée.

Il réussit néanmoins à obtenir un prêt du gouvernement belge et l'établissement au Congo de droits de sortie sur les exportations. Mais cela ne suffit pas. Le roi se trouve contraint de chercher des ressources dans le pays même. Il proclame un décret selon lequel l'Etat s'approprie les terres vacantes, c'est-à-dire les territoires qui ne sont pas occupés par les tribus indigènes, puis vers 1896, il s'arroge le monopole du lucratif commerce du caoutchouc et de l'ivoire; Dans certaines régions, l'Etat en assure lui-même la récolte : dans d'autres régions, il la confie à des sociétés concessionnaires.

Dès ce moment, les finances de l'Etat pourront se redresser et tout danger de faillite sera écarté. Malheureusement, cette politique est en contradiction avec le principe de la liberté du commerce imposé au Congo par l'Acte de Berlin. Par ailleurs, les agents des sociétés privées concessionnaires et certains fonctionnaires de l'Etat qui recevaient des primes au rendement étaient tentés d'abuser de la main-d'oeuvre indigène soumise au travail forcé. C'est ainsi qu'a débuté ce qu'on appelé la question congolaise. L'Etat léopoldien n'était pas le seul à faire des entorses au principe de la liberté commerciale. Il en était de même dans le Congo français et en Rhodésie britannique. Mais Léopold II était le roi d'un petit pays européen et le commerce du caoutchouc et de l'ivoire, dont le centre commercial s'était déplacé de Liverpool à Anvers, portait préjudice au commerce britannique.

C'est alors qu'Edmond Morel, un journaliste anglais expert de l'Afrique occidentale, fonde son propre journal, le West African Mail, à Liverpool. Cet hebdomadaire est financé par la Chambre de commerce de Liverpool. Morel lance tout d'abord une campagne contre les restrictions de la liberté de commerce au Congo français. Mais, en 1903, Roger Casement, consul britannique à Boma, alerté par des missionnaires protestants installés au Congo de Léopold II, publie un rapport accablant sur les sévices dont certains indigènes sont victimes. Inspiré par le rapport de Casement, Morel va solliciter un grand nombre de témoignages de missionnaires anglo-saxons, notoirement concurrents des missionnaires catholiques dans l'oeuvre d'évangélisation.

En Belgique, comme en Grande-Bretagne, cette campagne, qui pourtant avait certains fondements, suscita d'abord l'incrédulité par sa violence même. On savait que les marchands de Liverpool, par l'intermédiaire de Morel, étaient à l'origine de la campagne par jalousie contre Anvers, qui les concurrençait comme marché de produits coloniaux. On savait aussi que les Hollandais, les Français, les Portugais et même les Britanniques s'étaient souvent rendus coupables d'abus contre les indigènes de leurs colonies. Par ailleurs, l'agressivité des missionnaires protestants était mise sur le compte d'une quasi-guerre de religion contre les missionnaires catholiques, qui n'avaient jusqu'alors émis aucune critique. De son côté, Léopold II avait tout fait pour obtenir l'appui du Vatican et des milieux catholiques de Grande-Bretagne aussi bien parmi les prélats que parmi les parlementaires.

Devant cette contre-offensive, Morel résolut de chercher l'appui des milieux protestants des Etats-Unis. A l'automne de 1904, il remet un mémorandum au président Roosevelt et il prend la parole à Boston devant les auditoires baptistes et presbytériens. Il recherche aussi le soutien du célèbre Mark Twain, dont les idées humanistes sont connues de tous.

Mais, aux Etats-Unis également, Léopold II va réagir. Soutenu par le Vatican, le cardinal Gibbons, archevêque de Baltimore, dénonce les menées des protestants américains. En outre, Léopold II connaissait bien les milieux d'affaires américains. Il était en relation avec des hommes bien connus comme J.P. Morgan, Thomas Ryan, John D. Rockefeller, James Stillman, les Guggenheim, etc. Il leur propose des participations dans une American Congo Company et d'autres sociétés congolaises.

Or, en décembre 1906, le N.Y. American Journal dévoile qu'un lobby pro-congolais a payé des journalistes américains pour soutenir le souverain du Congo. Bien que Morel lui-même ait recours à la corruption dans sa campagne, ces révélations font scandale. Le sénateur Cabot-Lodge fait adopter à l'unanimité par le Congrès une résolution recommandant que les Etats-Unis proposent l'ouverture d'une enquête pour améliorer les conditions existant dans le bassin du Congo. Cette enquête impliquait donc, au grand déplaisir du Foreign Office, non seulement le Congo léopoldien, mais aussi les territoires britanniques, français, portugais et allemands, c'est-à-dire toute l'administration coloniale européenne. La résolution Lodge n'eut pas de suite pratique, mais elle relativisait néanmoins les critiques contre le Congo léopoldien. Il n'empêche, la perte de l'appui des Etats-Unis fut un coup très dur pour Léopold II.

Il avait compris qu'il devait cette fois accepter la solution suggérée par le gouvernement anglais : la reprise du Congo par la Belgique. En décembre 1906, il donna enfin son accord pour que le parlement belge entame le processus de l'annexion. Après des débats passionnés, celle-ci sera votée en novembre 1908. Le Congo devenait colonie belge et le restera jusqu'en 1960.

Contrairement à la Grande-Bretagne, où l'on voit s'établir une association étroite entre commerçants et missionnaires, aux Etats-Unis l'opinion publique s'était montrée désintéressée, mais aussi véhémente qu'éphémère. La campagne américaine contre le Congo prit fin aussitôt après l'annexion. Il faut pourtant constater que les Etats-Unis, qui avaient joué un rôle déterminant dans la création de l'Etat indépendant du Congo, en étant la première nation à le reconnaître comme un Etat, furent aussi à l'origine de la décision prise par Léopold II d'accepter l'annexion.

Revenons maintenant à Morel. Il n'avait pas toujours été aussi malveillant à l'égard des Belges et de leur action au Congo. En 1897, il admettait volontiers que, comparée à celles d'autres nations, leur oeuvre en Afrique était méritoire. Ce n'est qu'au tournant de 1900 que débute une campagne marquée par un manque certain d'objectivité et même d'honnêteté. D'abord, le Congo n'était pas une entité monolithique. Ainsi, il n'y avait rien de commun entre les forêts du Congo central, où se pratiquait en effet la cueillette forcée du caoutchouc et les savanes du Katanga, où, selon les témoins impartiaux, la situation était normale et satisfaisante.

Ensuite, le roi Léopold, son grand adversaire, était un homme que Morel a totalement méconnu. Il l'accusait de vouloir augmenter sa richesse personnelle. Or, Léopold II était absolument éloigné de tout esprit de lucre. Les ressources du Congo ne lui ont rien rapporte personnellement. Il les a utilisées exclusivement à enrichir le patrimoine national, car ses préoccupations n'allaient pas à lui-même, mais à son pays. Morel ne comprit pas cela. Enfin, en contribuant à créer le mythe des mains coupées infligées aux indigènes récalcitrants en guise de punition, Morel a recouru à des méthodes déloyales. Ce thème des mutilations comme châtiment devait prendre des proportions incroyables par son impact émotionnel sur le public anglo-saxon : pour lui, c'était la confirmation que le souverain du Congo était un coupeur de mains. Et comme tous les mythes, celui-ci devait avoir la vie dure.

Or, la Commission internationale d'enquête envoyée au Congo en 1904-1905, établit de façon indiscutable qu'aucun Blanc n'avait jamais infligé ou ordonné de telles mutilations à des indigènes vivants. Par contre, il est vrai qu'avant l'administration belge, les tribus de l'Est du Congo avaient connu l'administration de chefs arabisés et l'on sait que la justice de l'Islam inflige comme châtiment l'ablation de la main droite à ceux qui sont convaincus de vol. L'habitude s'en était parfois maintenue dans certaines tribus. Il faut reconnaître que, dans le Soliloquy, Twain a repris aveuglément et en les grossissant tous les thèmes de la campagne de Morel.

LA PLACE DU SOLILOQUE DANS L'OUVRE DE MARK TWAIN

Le biographe de Twain, Hamlin Hill, a bien démontré que les dix dernières années de la vie de l'écrivain sont marquées par la perte de sa puissance créatrice et par l'augmentation de son pessimisme et de ses frustrations, notamment familiales. C'est dans cet esprit que Twain rencontre Morel. Et de fait, à part l'Autobiographie, les deux soliloques sont ses dernières ouvres. Néanmoins, tout Twain s'y retrouve : son humour iconoclaste, sa haine de la monarchie et de la religion catholique, de l'arbitraire et de l'injustice. Le pamphlet est un genre littéraire qui impose que les effets soient grossis démesurément. Mark Twain s'y conforme : il procède à une analyse grossie de la réalité. Il présente le souverain du Congo comme un être cupide, cynique et dépravé. Comme le tsar, Léopold II devient chez Twain un symbole, un personnage de tragédie. A travers eux, c'est la barbarie des tyrans qu'il dénonce.

Cette ouvre excessive, à la structure désordonnée, aura des difficultés à se trouver un éditeur. En fin de compte, Twain offrira le pamphlet et ses droits d'auteur à la section américaine de la Congo Reform Association, qui le publiera à Boston en 1905, nanti d'une préface de Morel, mettant le lecteur en garde contre les exagérations de l'auteur et l'extravagance des chiffres cités par Twain (dix millions de morts affamés et massacrés). En réalité, dans ses propres écrits, Morel cite le chiffre déjà considérable et sans aucun doute excessif d'un million et demi de morts, majoritairement à cause des maladies, comme il le reconnaît lui-même. On sait en effet que, dans de nombreuses parties du monde, la dépopulation est une conséquence tragique de la confrontation des populations indigènes avec les colonisateurs (ce fut aussi le cas au Nord et au Sud du continent américain).

En fait, Twain semble s'être très vite désintéressé de la cause congolaise. A l'instigation de Morel, il avait accepté la vice-présidence de la section américaine de la Congo Reform Association, à la condition que ce titre soit seulement honorifique. Mais, dès janvier 1906, il refusera de s'engager davantage dans l'action.

A la déception de Morel et de Conan Doyle (le père de Sherlock Holmes) acquis tardivement à sa cause, Twain ne voudra plus entendre parler du Congo lorsque les deux hommes tenteront de le relancer. Pour Twain, comme pour le gouvernement américain, la reprise du Congo par la Belgique en 1908 avait résolu le problème en mettant fin aux abus grâce à d'importantes réformes.

Un dernier mot sur le sort du pamphlet. Curieusement, les Soliloques sont fréquemment oubliés par les exégètes de Twain, qui, lui-même, en fait peu de cas dans son Autobiographie ; il n'y consacre même pas une demi-page. La première édition du Soliloque du roi Léopold assurée par la Congo Reform Association à Boston en 1905, avait été suivie d'une édition anglaise parue à Londres en 1907, toujours aux frais de l'Association de Morel.

Il faudra ensuite attendre 1961 pour qu'une nouvelle édition soit publiée en anglais à Berlin-Est (ex-République démocratique allemande). 1961! Une date nullement innocente si l'on se souvient que le Congo avait accédé à l'indépendance en 1960 et que Lumumba, mort précisément en 1961, était considéré comme un martyr dans le monde communiste. Enfin, ce ne sera qu'en 1987 que paraîtra à Bruxelles une version en langue française. Malgré son oubli, le Soliloque s'inscrit pourtant bien dans le combat incessant mené par Twain contre l'oppression et pour la dignité humaine.

Depuis que ce texte a été écrit, un livre consacré à Léopold II et à la campagne anti-congolaise, est sorti de presse en anglais d'abord, puis en traduction française en octobre 1998. Dû à un journaliste américain, Adam Hoschshild, ce livre au titre provocateur - Les fantômes du roi Léopold. Un holocauste oublié - a fait, on s'en doute, grand bruit non seulement en Belgique, mais aussi à l'étranger et notamment aux Etats-Unis.

Je me devais, me semble-t-il, de le mentionner ici en complément du texte qui précède, destiné au colloque d'Elmira, en août 1997, car le livre de Hochschild impose quelques réflexions. Malgré une bibliographie impressionnante, pour beaucoup inspirée de la Bibliographie historique du Zaïre à l'époque coloniale (1880-1960), publiée sous la direction de Jean-Luc Vellut (Enquêtes et Documents d'histoire africaine, Louvain, 1996). Hochschild se base surtout sur les livres de D. Vangroenweghe (Du sang sur les lianes) et de J. Marchal (L'Etat libre du Congo, Paradis perdu), dont on ne peut affirmer qu'ils furent écrits selon les principes d'une critique sereine et équilibrée.

D'autres que moi ont déjà dit de l'ouvre de Hochschild que c'est un pamphlet et non un livre d'histoire. Ecrit et réécrit pour la plus grande efficacité du texte selon les méthodes éditoriales américaines, le livre, de l'aveu même de l'auteur, a été soumis à douze personnes et a fait l'objet de deux versions définitives. Ce qui n'a pas évité à la version définitive de nombreux contresens et maladresses, fautes vénielles auxquelles échappent rarement des ouvrages écrits sur des sujets aussi étrangers à l'auteur que l'évocation de la politique belge par un journaliste américain.

De citations en citations, le rythme du livre est incontestablement très enlevé, mais il est vraiment dommage qu'il soit à ce point unilatéral. Il reprend notamment comme sources indiscutables le pamphlet de Mark Twain, dont les chiffres, nous l'avons vu, furent déjà contestés par Morel lui-même, ou le roman de Joseph Conrad Dans les ténèbres de l'Afrique, dont l'auteur affirmait qu'il ne s'agissait que d'une oeuvre de fiction et qui, sollicité par Morel, refusa de prêter son concours à la campagne anti-congolaise.

Quant aux principaux personnages décrits par Hochschild, ils relèvent plus de la caricature que du portrait. Stanley apparaît comme un être fruste et brutal, inhibé sexuellement, le général Sanford comme un éternel perdant, Kowalski comme un maître chanteur ivrogne. Sous la plume de Hochschild, Morel et Casement sont présentés comme de purs idéalistes, tandis que Léopold II est décrit comme un être retors, cruel, cupide. L'auteur le fustige pour avoir recouru à la corruption afin de battre en brèche la campagne anti-congolaise de Morel, mais pourquoi omet-il de dire que celui-ci (c'est avéré et démontré dans un ouvrage pourtant cité par Hochschild) recourait aux mêmes stratagèmes pour faire triompher ses thèses? Et pourquoi prétendre que les archives de la Commission d'enquête envoyée en 1904 au Congo par Léopold II, aujourd'hui déposées au Ministère des Affaires étrangères, font l'objet d'un embargo qui aurait tout récemment encore été opposé aux chercheurs, alors que Jean Stengers, par exemple, en a pris connaissance il y a plus de trente ans?

Pourtant, même si la presse belge et étrangère a trop souvent accepté comme révélations indiscutables le livre de Hoshschild, il est rassurant que, surfant sur Internet, on trouve, même aux Etats-Unis, les témoignages de lecteur critiques avertissant que instead of balanced history, it becomes a one-sided polemic. Reader beware! (Average Customer Review, nov.18, 1998) ou cet autre, déclarant : As I was going on reading, I wasnot sure wether I had in my hands the book of history as supposed to be, or a very engaging novel (Philadelphie, 21 août 1998). Barbara Emerson, l'auteur britannique d'une biographie de Léopold II (1979), ne dit pas autre chose dans cet article publié dans le Bulletin du 5 novembre 1998.

Laissons le mot de la fin à ce lecteur de Minneapolis qui se demande (8 septembre 1998) : Was Leopold any better or worse than Queen Victoria or Kaiser Wilhelm? How were the British, French of German colonies in Africa treated as contrated to the Belgian Congo."

"BIBLIOGRAPHIE

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A. Hotchschild, Les fantômes du roi Léopold. Un holocauste oublié, Paris, 1998

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E. Morel, History of the Congo Reform Movement, publié par Wm Roger Louis (Yale University) & J. Stengers (Université de Bruxelles) Oxford, 1968

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