Evénements de juillet 1960

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Franchissant la parcelle en courant, en deux bonds j’escaladai les quelques marches qui me séparaient de la barza. Essoufflé, je traversai living et salle à manger sans trouver âme qui vive dans la maison. En poussant toutes les portes, je tombai sur ma mère terminant une lessive de lainage. En quelques mots bredouillés, je lui annonçai les raisons de mon retour précipité. Après avoir hésité quelques instants de la véracité de mes propos, revenue de sa surprise, c’est tout naturellement qu’elle se précipita à la recherche du paternel.

Soudain, des coups de klaxon et des éclats de voix perceptibles du dehors nous parvinrent. De l’avenue Storms, des véhicules circulèrent à vive allure et se dirigèrent du côté de la gare. Cette agitation anormale sembla convaincre mes parents. Mon père apparut dans l’encadrement de la porte. Il fut informé sur le champ. Monsieur Jones, de sa voiture déjà en marche, héla mon père : « Monsieur Gabriel ! Vite, vite, rassemblement à la gare, ça pète ». C’était notre voisin, surnommé « Bwana Kilo » par les indigènes. En effet, il avait été affecté aux Poids et Mesures. Maniant le français avec l’accent de Shakespeare, ce collègue originaire d’Outre-manche avait la réputation d’avoir un caractère coléreux, cependant il m’avait toujours été sympathique.

Maintenant, il était clair que le tam-tam fonctionnait. Les volontaires quittèrent précipitamment leur foyer, lançant leur véhicule dans un crissement de pneus sur le gravier encore chaud. Les épouses du « Quartier Mission » sortirent de leur jardin et se postèrent au bord de la route. A petits pas hésitants, elles se dirigèrent les unes vers les autres et se rassemblèrent par petits groupes. Les conversations s’engagèrent à qui mieux mieux au sujet des dernières informations. C’était aussi l’occasion de faire plus ample connaissance avec la nouvelle et jeune «premier terme». Je regrettai de ne pas avoir quelques années de plus, et de ne pouvoir me compter parmi les hommes. Mais voilà, je languissais au milieu de toutes ces dames écoutant distraitement tous leurs babillages. Parfois les cris stridents d’un oiseau de nuit ou autre bestiole déchiraient la nuit étoilée. Attentives à tout bruit suspect, elles interrompaient alors leurs discussions bruyantes et tendaient l’oreille afin d’identifier l’ennemi présumé. Les chauves-souris virevoltant au-dessus des «mises en pli» laissaient entendre le battement doux et rapide de leur voilure dans la douce nuit de ce début de saison sèche.

Pendant que tout ce petit monde était en alerte, et dans l’attente de plus amples informations, je regagnai notre habitation. Exténué par les tensions, je me laissai tomber dans un fauteuil rêvassant, les images défilaient… Lundi dernier encore, un soldat avec qui je conversais m’avait confié : « Je ne veux pas être indépendant, parce que beaucoup de problèmes, c’est mieux être maintenant Belge »… Que penser de cette réflexion ? Je pensai aussi à Alphonse Kitenge, un compagnon de classe Congolais, que mes parents avaient hébergé et nourri, tandis que monsieur Vanesch, le libraire, lui avait procuré toutes les fournitures scolaires. Il avait aussi partagé ma chambre. Maintenant, il était retourné dans la région de Kongolo, son fief. Comment vivait-il tout cela dans sa famille ? Il était le neveu du chef Kitenge.

J’avais également à l’esprit le soir où, malgré moi, j’avais été le témoin d’une scène au bar Bello. Un Européen, entouré de nombreux Congolais, tenait l’assemblée en haleine… payant tournée sur tournée. Il avait le verbe haut, l’individu intoxiquait son entourage de messages incohérents mais surtout déstabilisait l’autorité en place : « Il est temps que vous preniez les choses en mains. Ils vous prennent pour des imbéciles. Vous n’avez plus à vous laisser faire. Tout ce qui est ici vous appartient. Bientôt vous serez les chefs, il faut que vous foutiez cette racaille hors de chez-vous. C’est eux qui seront vos boys. Leurs maisons, leurs voitures, même leurs femmes, vous en ferez ce que vous voudrez ». Je n’en croyais pas mes oreilles. Je fis venir Isis Israël qui habitait à quelques maisons de là. Il était révolté par ce discours.

Aussitôt, j’avais alerté mon père. Sur mon insistance, il s’était déplacé abandonnant ses revues. Sans aucun doute, cet homme semait le trouble. Dès le lendemain le chef de la Sûreté en fut averti. Après interpellation et plusieurs confrontations, l’énergumène, un certain Cols, avocat de formation, prétendait avoir été en son temps précepteur attitré de la famille royale. Il fut rapidement expulsé du territoire. Bien vite, on fit le rapprochement avec les meetings qui s’étaient tenus dans la brousse à proximité de l’ancienne plaine d’aviation en 1959. A l’époque, un civil [Mr Den Doncker] s’était d’ailleurs tué en survolant ce rassemblement d’un peu trop bas avec son avion de tourisme. En fait, c’était bien là les prémices, bien orchestrées, des événements actuels, du fait de « taupes » agissant au nom de qui ? Je me remémorais encore ces jours de grève à la C.F.L. qui s’étaient déclenchés peu après cet accident. [en juin 1959]

Le témoignage ci-après, dont un proche fut un acteur congolais des plus actifs durant les négociations avec les autorités, nous apporte un éclairage intéressant et digne de foi. Je lui témoigne ici ma plus profonde reconnaissance.


Grève à Albertville

L’expansion de la ville d’Albertville, de ses quartiers chics habités par les européens et de ses cités satellites africaines, se fit dans un élan économique fulgurant dans les années 1957, 1958 et 1959. L’implantation des diverses entreprises privées draina des hordes humaines à la recherche d’un emploi. Toutes les usines, les fabriques, les chantiers tournèrent à plein rendement. De nouvelles maisons émergèrent sur tous les flancs et tous les côtés des collines à la recherche de la meilleure vue sur le lac.

Chez nous, à la Cité, cette marée humaine créa une tension vive entre les anciens et les nouveaux, avec parfois le spectre des vieux démons des guerres tribales. Beaucoup de gens ne comprenaient pas que nous étions dans un centre extra coutumier, c'est-à-dire que les gens étaient administrés par des lois et non par la tradition.

Les nouveaux arrivants fusaient de partout au Congo : du Kasaï, du Rwanda, et même des lointaines provinces congolaises, de Léopoldville. La plupart venaient du Maniema, région reliée à Albertville par le tronçon de chemin de fer qui s’arrête à Kindu-Maniema. Ceux-ci construisaient, sans respecter les normes cadastrales, créant de continuelles frictions avec les anciens habitants. Toujours égal à lui même, le Commissaire de Police Monsieur Carpentiez, lors de ses nombreuses sorties à la cité, avait réussi à mettre hors d'état de nuire tous les initiateurs de violence.

Monsieur Carpentiez n’avait jamais froid aux yeux, il tenait à ce que l’ordre et la tranquillité soient établis sur toute l’étendue du territoire sous sa juridiction. Ainsi, il avait décrété de manière tacite un couvre-feu à la cité, imposant aux tenanciers des débits de boissons la fermeture de leurs établissements à 23.00 heures les jours de semaine, et à 24.00 heures le samedi. Aucune goutte d’alcool ne pouvant être vendue ni la journée, ni pendant les heures de travail. Tous ceux qui seraient trouvés en état d'ébriété au-delà des heures de fermeture devaient savoir qu’ils iraient cuver leur alcool dans les postes de police. Il prônait la tolérance et le respect mutuel dans cette cité qui était devenue de plus en plus cosmopolite. Il était très apprécié de la population, qu’il a bien su préserver de toutes les formes de violence, grâce à son dynamisme et à son ardeur à la tâche.

Bien sûr, à la même époque, pour lutter contre les abus des patrons blancs, qui licenciaient les travailleurs sans aucune référence à la loi en la matière, sans explication et sans discussion, un certain éveil et prise de conscience ont commencé à se cristalliser au sein de cette classe sociale.

Des syndicalistes belges affiliés au Syndicat Chrétien de Belgique, opérant à Elisabethville, étaient venus à leur rescousse à Albertville pour prospecter en vue de l’implantation d’un syndicat pour les congolais. Leur dévolu s’est porté sur… justement, le petit frère de mon père, nommé André. Mon grand-père était devenu vieux et ne pouvait plus s'occuper de moi efficacement; ainsi, il m’avait confié au petit frère de mon père. Celui-ci était un ancien sergent opérateur de la Force Publique qui venait d'achever, quelques années plus tôt, son service militaire. Il travaillait comme opérateur radio à la T.S.F., un petit bâtiment situé après le stade Roi Baudouin, juste à droite sur la route qui conduisait au Yachting-Club d’Albertville.

J’habitais chez-lui et ai été témoin de toutes les péripéties qui s’y étaient déroulées. A mon avis, son choix a été influencé soit par les prêtres, soit par l’entremise de son patron de la T.S.F qui devait avoir des accointances avec ces milieux chrétiens. Sinon, je ne vois pas comment… Il habitait dans une maison en briques non cuites, séchées au soleil, avec un toit de paille, sans plafond et sans électricité. Le comble est qu'aucun véhicule ne pouvait y arriver. Il n'y avait pas de route praticable. L’éclairage de sa maison provenait de la lumière d’une lampe Coleman, quand il avait les moyens d’acheter le brûleur de la lampe sinon, la plupart de temps une petite lampe tempête du genre de celles que vendait Da Souza dans son magasin. Elle était déposée sur une simple table qui servait tantôt de bureau, tantôt de table à manger. Une vieille machine à écrire trônait sur un coin de cette table. Mon oncle était éloquent et parlait un français impeccable.

Un jour pourtant, c’est dans ce salon qu’ont été discutés et décidés quelques faits saillants qui devaient changer à jamais le rapport de force dans la ville d'Albertville. Des réunions ont été tenues nuitamment. Comme la maison n’avait pas de plafond, tout ce qui se discutait à haute voix au salon, était suivi par moi dans ma minuscule chambre où je feignais de dormir.

La première grande action qui a été envisagée et programmée était une grève générale pour paralyser la Compagnie des Chemins de Fer des Grands Lacs. Des représentants de travailleurs étaient venus se plaindre des conditions de travail, de leur salaire évidemment, mais plus important pour eux, de la suppression du «pocho» que certains recevaient une fois par semaine, mais d’autres une fois par quinzaine.

Le pocho consiste en la distribution par la CFL des rations alimentaires. Les jours choisis par la CFL, les épouses des travailleurs congolais devaient se déplacer de leur maison souvent avec leurs enfants en bas âge sur le dos, et venir percevoir de l’huile de palme ou d’arachide, un paquet de riz, un paquet de farine de manioc, un paquet de farine de maïs, des poissons salés Makayabo, des haricots, du sucre, du sel. Ils estimaient que les quantités données étaient insuffisantes et non diversifiées comme eux le voulaient, et aussi que c'était humiliant. Je me rappelle avoir entendu quelqu’un demander si les épouses européennes recevaient aussi le fameux « pocho ». Ils décidèrent d’arrêter le travail.

Mon oncle se réveilla tôt, enfila son meilleur costume et se dirigea vers la CFL, dans le nouveau bâtiment à étages de la Direction Générale. Il monta, je ne sais à quel étage, déposa au Secrétariat du Directeur Général un avis de grève des travailleurs congolais. Il était rentré à la maison et s’était mis à raconter son épopée auprès de la direction de la CFL. J'étais là dans ma chambre et suivais, faisant semblant d’étudier mais je suivais attentivement toutes ses diatribes. Le lendemain, toute la CFL était complètement paralysée, aucun travailleur ne s’était présenté à son poste. A la direction de la CFL, à la réception de l’avis de grève, ils avaient pris la chose à la légère, estimant que cela était fort improbable que cela puisse arriver.

Aucune grue, aucune locomotive, même pas le fameux train de banlieue « Kamalamba » qui amenait les travailleurs des cités lointaines de la CFL. C’est alors que j’ai vu un blanc, sûrement émissaire de la direction de la CFL escalader les ravins et les flancs de la cité et venir chez nous, demandant à mon oncle d’aller discuter avec la direction générale pour trouver un dénouement à cette crise mal venue. Avec quelques représentants des travailleurs, mon oncle se présenta pour affronter les dirigeants de la CFL et surtout confronter les propositions. Je les ai revus encore rentrer à la maison et discuter toute la nuit. Deux visions non antagonistes soutenues par les uns et par les autres étaient sur la table. Un groupe demandait que l’on augmente le salaire bien sûr, mais aussi la quantité des produits constituant le fameux pocho qui devait être diversifié.

Les radicaux demandaient que l’on augmente le salaire, et en plus que l’on supprime purement et simplement le pocho et que l’on donne la contre valeur au travailleur. Je me rappelle que mon oncle soutenait la dernière proposition.

Entre-temps au CFL, ils étaient attendus le lendemain. C’est alors que, débordé par l'ampleur de la contestation, mon oncle prit la ferme résolution d’envoyer un télégramme à Lubumbashi auprès de ses mentors syndicalistes blancs, les priant de descendre urgemment à Albertville car la situation devenait explosive et même insurrectionnelle. Ceux-ci ont vite sauté dans l’avion pour Albertville. Arrivés, ils ont immédiatement rencontré mon oncle qui les a briefés sur les contours de la situation.

A l’heure du rendez vous, la délégation syndicale multiraciale était entre unis avec des propositions bien concrètes. La direction générale de la CFL a demandé la reprise immédiate du travail, a accepté d'augmenter les salaires des travailleurs et mieux s’est résolue à supprimer le très humiliant pocho et ajouter la contre-valeur a leur salaire. Le patronat a fait une concession sur toute la ligne.

A la maison, chez nous, et dans les bars de la cité, c'était une effervescence débordante qui ébranla la cité et les camps des travailleurs. Le mot d’ordre de la fin de la grève avait été lancé par mon oncle, demandant à tous les travailleurs d’être présents à leur poste pour la reprise du travail. Le jour de la reprise engendra une joie immense. Les trains étaient décorés par les travailleurs et à chaque passage du train, des cris de joie et des chants sanctionnaient la fin de cet épisode. Leurs épouses ont jubilé : désormais elles pouvaient aller acheter ce qu’elles voulaient pour nourrir leur époux et leurs enfants. La compagnie CFL se débarrassait de ce service encombrant qui n’avait aucune connexion avec ses ambitions commerciales. Après la CFL, ce fut le tour de la Filtisaf de renoncer à ses vieilles pratiques paternalistes et de réajuster les salaires des travailleurs.

Mon oncle était devenu un héros. Notre maison était envahie dès les premières lueurs du soleil par des ouvriers qui venaient accuser les employeurs de leurs abus. Mon oncle les écoutait et rédigeait des lettres que les travailleurs envoyaient au Bureau du Travail. Il a été la première personne que j’ai connue, à cette époque, travaillant à domicile.

Quelques mois plus tard, mon grand-père était venu à la maison et a expliqué à son fils, mon oncle, qu’il avait peur que les blancs lui fassent du mal, vu l’ampleur des confrontations auxquelles son fils s’exposait. Mon grand-père avait vécu une autre époque et ne comprenait rien du syndicalisme et du mouvement ouvrier. Il fit une forte pression sur son fils afin qu’il renonce à son travail de syndicaliste et qu’il regagne son précédent boulot d’opérateur radio à la T.S.F. La semaine suivante, mon oncle démissionna de son poste de syndicaliste et réintégra le service public, qui n’a pas hésité à le muter à Kabalo, loin d’Albertville.


En miroir " : les dépêches adressées par Jean Schraûwen à l'agence Belga concernant cette grève.

Lors de cette grève surprise, les capitaines de la marine s’étaient proposés, d’assurer eux même un convoi de barges jusqu’à Kigoma. Je fus enrôlé, à titre de barreur dans l’équipage, après que le préfet de l’athénée averti, m’octroya quelques jours de congé. C’est l’ « Urundi » commandé par le capitaine Coeurderoy qui assura le remorquage de ce convoi de deux barges. L’équipage se composait entre autres des capitaines Lallement, Van Malcotte, Elavia et Gabriel. J’ai assuré les quarts parmi les grands, j’avais 16 ans, et à mon actif déjà de très nombreuses heures de navigation. A notre retour à Albertville, alors que j’avais en grande partie effectué la manœuvre d’entrée au port, monsieur Bruart, d’abord intrigué par ma présence à bord, me félicita très chaleureusement et me promit une place d’avenir dans les rangs du personnel d’Afrique. Autant dire que j’étais devenu une mascotte parmi les navigants. Quant au préfet, il m’encouragea à devenir aussi vaillant dans les études et à moins faire le pitre en classe. Cette année là, j’avais grimpé d’une place au classement: j’étais presque avant dernier de ma section !


Guy Weyn relate dans ses notes « Albertville la perle du Tanganyka – Historique de la ville et de sa région » page 34 § 3)

La population africaine d’Albertville était, elle aussi, soumise à des rumeurs malveillantes et incontrôlables. Vers la mi-novembre 1959, un examen médical de routine et une séance de vaccination devaient avoir lieu dans une école africaine de la ville. Un individu mal intentionné lança le bruit que chaque élève recevait une piqûre dans le nombril et qu’il en mourait immédiatement. Dès lors, toutes les mères accoururent en masse des collines voisines pour rechercher leur progéniture et échapper à la piqûre fatale (Lettre de Marcel ROMAIN – chef de camp d’Albertville – du 15/11/1959) …

Et maintenant quelle désillusion... Comme pour m’écarter de toutes ces images qui m’avaient emporté, d’un bond je me remis sur pieds et partis inspecter le quartier. Les petits groupes toujours présents, dans l’attente, tuaient le temps en plaisanteries. Tout au bout du quartier, rien ne semblait troubler le calme de la nuit. Chez les Ost, la famille dormait de son meilleur sommeil. Au coin de l’avenue Storms le bar Bello avait fermé ses portes. En longeant l’avenue, deux jeeps, dans lesquelles quatre militaires avaient pris place, roulaient à faible allure. Celles-ci, équipées d’émetteurs-récepteurs, me dépassèrent et firent demi-tour au rond point du « Christ-Roi ».

En revenant à mon point de départ, je fus rejoint par une voiture, un des occupants m’interpella : « Alors gangster des grands chemins, vos papiers s’il vous plait ». Monsieur Misson, accompagné de trois autres européens profitaient de leur ronde pour nous rassurer: « Pour Albertville, c’est OK ». Avec une soixantaine d’hommes, nous sommes arrivés au camp militaire par surprise. Après que le Corps des Volontaires se soit emparé de l’arsenal, nous avons appliqué le plan de protection comme prévu, et voilà… Il y a bien eu un sergent qui tentait de soulever les 160 militaires lorsque nous sommes arrivés, mais il n’a pu les convaincre». Dans l’immédiat, l’optimisme régnait parmi les hommes du Corps de Volontaires, bien qu’ils ne soient qu’à peine armés : des fusils, une mitraillette légère, quinze cartouches chacun. Coiffés d’un superbe casque anglais, nos courageux défenseurs avaient un air de plouc de scène. Les femmes qui s’étaient maintenant rassemblées à proximité de l’habitation des Bornes s’esclaffaient avec bonne humeur en les dévisageant dans leurs déguisements. Rassurées, petit à petit une relative détente s’installa parmi elles.

L’intervention du commandant Carette face au sergent rebelle avait impressionné le reste de la troupe. Cette forte personnalité tenait ses hommes en mains. Ceux-ci, craintifs, s’attendaient à des représailles de la part des Blancs. Bien entendu, il n’en fut rien. Bien au contraire, Carette ordonna à l’adjudant que du café leur soit servi avant de passer aux ordres de mission. L’adjudant, dans un élan d’amitié but la première gorgée. Les soldats, réconfortés par ce geste, l’imitèrent et retrouvèrent à nouveau la confiance de leurs chefs. Le commandant de la place savait parler à ses troupes. Il harangua ses hommes et les incorpora au Corps des Volontaires européens. Avant de rejoindre les postes stratégiques de la ville, ainsi mis sur un même pied d’égalité, mutins potentiels et blancs formèrent équipe. Dix soldats étaient maintenant encadrés par trois européens. Les fusils furent distribués avec quelques chargeurs à chacun. Le scénario mis en place par le commandant Carette et ses subordonnés était un succès. Albertville avait échappé à la rébellion de la Force Publique, du moins pour l’instant. Quant au paternel, aux dernières nouvelles, il était posté au carrefour de la « Vallée Bruneau ». Cette route de terre battue joint l’avenue Storms à la route de Makala et traverse un territoire boisé dont quelques majestueux kapokiers en font la fierté. Mais la nuit, il était de notoriété publique que ce raccourci était le coin le plus sombre, le plus noir, le plus sinistre, le plus lugubre de la ville. Il pouvait plus que probablement être choisi comme un lieu propice aux embuscades ou comme un repère idéal de bandits. A ce propos …

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